Un Russe se bat pour la mémoire des persécutés

Russie/UE/USA – Si, à l’heure actuelle en occident, il est presque de toute part question de débaptiser des rues ou de déboulonner des statues édifiées en hommage à des personnages historiques désormais contestés, le sujet demeure tabou dans les pays de l’ex-bloc soviétique où la notion de dictature, grâce à la complicité d’une intelligentzia de gauche consentante, n’a pas la même dimension.  Dans le monde dit libéral, reconnaître certaines vertus à des dictateurs relève du pénal, dans la Fédération de Russie en faire de même divise la société. Selon le moteur de recherches russe Yandex, vingt-et-une routes portent toujours le nom de Staline, la plupart se trouvant dans la région du Caucase du Nord à proximité de la Géorgie ; un nombre toutefois dérisoire par rapport à Lénine, dont la mémoire se perpétue par le truchement de 5.459 rues, généralement de grandes artères situées dans les centres-villes.

Kalinine : un disciple stalinien

Aucune figure politique ou héros de la Révolution d’Octobre ne bat le cosmonaute Gagarine ou le poète Pouchkine, mais toutes ont droit à un minimum de reconnaissance dans un ou plusieurs lieux où elles sont nées ou décédées, où elles ont vécu ou étudié.  Il y a dictateurs et dictateurs et certains parviennent à passer à travers les mailles du filet, en se voyant attribuer non seulement le nom d’un rue mais d’une ville toute entière. C’est le cas de Mikhaïl Kalinine (notre photo), dont l’image est restée intacte car, selon la plupart des historiens, il est mort trop tôt, en 1946 juste un an après la seconde guerre mondiale, ce qui lui a permis d’échapper à la déstalinisation. Alors que Stalingrad a retrouvé son nom originel, Volgograd, en 1961 et que Leningrad, trente ans plus est redevenue Saint-Pétersbourg grâce à la Perestroïka, Kaliningrad s’appelle toujours Kaliningrad, ce qui ne semble choquer personne si ce n’est Igor Stepanov, un ancien chef de service au bureau du procureur général de Moscou qui considère comme une « insulte » à l’Histoire  le fait que cette ville de près d’un demi-million d’habitants au cœur d’une enclave entre la Lituanie et la Pologne, porte toujours le nom d’un homme qui a contribué à ce que des dizaines de millions de personnes soient arbitrairement déplacées voire déportées.

Espérer que le vent tourne

Stepanov ne se bat pas pour que  Kaliningrad redevienne Königsberg mais pour que la rue Kalinine dans Moscou change de nom. Ce serait, selon lui,  le premier pas vers un  hommage à rendre à toutes les minorités dérangeantes que le « petit père des peuples » a réprimées et condamnées au silence en les déportant.  Allemands, Karatchaïs, Kalmouks, Tchétchènes, Ingouches, Balkars, ce sont des  millions de personnes qui ont été soumises aux volontés de Staline, influencé par son disciple Kalinine,  dont le nom est toujours porté par quelque 2.000 rues à travers toute la Russie. Commencer par débaptiser celle de Moscou serait un symbole fort et la preuve que le pays sait regarder son histoire avec objectivité. Dans une interview accordée à la Moskauer Deutsche Zeitung (MDZ), Igor Stepanov explique les raisons qui justifient son travail de mémoire. « En 1989, précise-t-il, le Soviet suprême de l’URSS  a assimilé les déplacements forcés à une persécution illégale et criminelle et deux ans plus tard, en 1991, une loi a été adoptée sur la réhabilitation des peuples persécutés dont un des articles abroge les décrets signés par Kalinine. Si les dispositions légales constituent un délit, il s’ensuit que leur signataire est un criminel. »  A la question de savoir, si la commission mise en place à Moscou pour étudier les demandes de retour aux appellations d’origine, sera disposée à créer un précédent en débaptisant la rue moscovite, Igor Stepanov, se montre à la fois confiant et prudent. « Le vent tourne souvent très vite et qui aurait pensé, par exemple qu’en Amérique et en Europe, on demanderait soudain le démantèlement de monuments dédiés aux marchands et propriétaires d’esclaves ? Il en sera de même pour les monuments des dirigeants soviétiques et pour le changement d’appellation des rues qui portent  leurs noms. Si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera alors demain ».  Marina Orgyeva, présidente de la Douma régionale, a promis, selon Stepanov d’étudier ce dossier et lui a demandé de compiler le matériel cartographique, d’estimer le montant des dépenses nécessaires et d’envisager des sources de financement. Igor Stepanov s’est réjoui de ne pas s’être vu opposé un véto mais il n’est pas certain qu’il recueille beaucoup d’appuis auprès de la population. Il en est conscient car « de nombreux Russes n’ont guère de raison d’être fiers de quoi que ce soit d’autre que de l’héritage soviétique et c’est la raison pour laquelle les succès soviétiques sont constamment loués à la télévision et beaucoup de gens finissent par y croire eux-mêmes ».  Si Stepanov s’intéresse autant aux persécutions politiques, c’est parce que sa propre famille en a été victime. « Il y avait beaucoup d’ecclésiastiques parmi mes ancêtres, souvent très actifs dans les églises de Nijni-Novgorod (*) au 18ième siècle. Après la révolution dite d’Octobre , le clergé est devenu l’un des groupes sociaux les plus persécutés de la Russie soviétique  et plus du vingt de mes ascendants ont été persécutés ou exécutés » tient à rappeler cet homme qui n’a pas la prétention de réécrire l’histoire mais se fait un devoir de respecter les mémoires.  (Source : MDZ/ Adaptation en français : pg5i/vjp). Nombre de mots : 1.059

Nijni-Novgorod : la ville est aussi appelée la « petite Moscou de la Volga »

(*) Nijni-Novgorod est la 5ième plus grande ville  et 3ième agglomération de Russie. Située au confluent de la Volga et de l’Oka, à 400 kilomètres au nord-est de Moscou, elle a connu une ascension démographique vertigineuse sous Staline, passant de 220.000 à plus de 630.000 entre 1926 et 1939. Elle illustre la stratégie de Kalinine qui déclarait :  « La question nationale est une question purement paysanne… la meilleure façon d’éliminer la nationalité est une usine massive avec des milliers d’ouvriers…, qui comme une meule de moulin broie toutes les nationalités et forge une nouvelle nationalité. Cette nationalité est le prolétariat universel. » La ville fêtera l’an prochain son 800ième anniversaire, un événement qui a été conçu afin qu’y participe toute la population. Après Moscou et Saint-Pétersbourg, Nijni-Novgorod, où Maxime Gorki (notre photo) a vu le jour, est une des villes culturellement et intellectuellement  les plus riches de Russie voire d’Europe. Dotée de sept universités et de plusieurs dizaines de musées et théâtres, elle fait partie des cent villes inscrites au patrimoine mondial de l’Humanité.

 

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