L’Allemagne soumise à la Russie

Allemagne/Russie/UE – Dans un long article publié aujourd’hui dans le quotidien Die Welt, Matthew Karnitschnig, rédacteur spécialisé dans les relations entre l’Allemagne et les pays du centre et de l’est de l’Europe, n’hésite pas à mettre en cause la responsabilité de son pays dans le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine. Parce que les dirigeants allemands ont très longtemps été conciliants à l’égard de Vladimir Poutine, ils ont permis à ce dernier de s’engager, en toute impunité, dans une politique annexionniste dont toute l’Europe risque d’en récolter les fruits.

« Si l’on regarde les 15 dernières années, aucun autre pays n’a autant pardonné à Poutine que la République fédérale » écrit le rédacteur en faisant référence à la guerre en Géorgie à l’automne 2008 et en rappelant que lors cette première annexion ‘l’élite politique et économique allemande s’était réunie à l’ambassade de Russie à Berlin pour y savourer caviar et champagne et y écouter de la musique. « La Russie n’a rien à craindre à Berlin » aurait déclaré un participant, car « nous sommes entre amis. »

L’ancien Chancelier Gerhard Schröder: il a été le lobbyiste allemand le plus influent de Vladimir Poutine

« De l’invasion de la Géorgie à l’annexion de la Crimée, en passant par la destruction du vol MH17 de la Malaysia Airlines au-dessus de l’Ukraine et l’empoisonnement d’Alexeï Navalny, l’Allemagne a toujours trouvé le moyen de pardonner à son ami de l’Est » poursuit Matthew Karnitschnig qui étaye son argumentation en citant à nouveau Eggert Voscherau, alors président du conseil d’administration de BASF, qui avait déclaré aux invités enthousiastes de la fête, que « la paix ne pourrait pas être atteinte par l’exclusion. »

« Cette attitude, qui est depuis lors la politique russe officieuse de l’Allemagne, a contribué à ouvrir la voie à Vladimir Poutine en Ukraine. Et cela, comme beaucoup le craignent, pourrait signifier l’effondrement de l’architecture de sécurité européenne après la guerre froide. » et d’enchaîner « ce n’est qu’après que Poutine eut signé la reconnaissance des régions ukrainiennes séparatistes de Donetsk et de Louhansk et envoyé davantage de troupes que l’Allemagne a annoncé qu’elle n’accorderait pas d’autorisation d’exploitation au gazoduc Nord Stream 2. Mais c’était trop peu et trop tard. »

Selon le rédacteur de Die Welt, l’Allemagne n’est pas la seule à être tombée dans le piège tendu par le chef du Kremlin. «  Pendant des années, les États-Unis ont refusé de croire que Poutine était réellement dangereux et le Royaume-Uni était plus intéressé à attirer la richesse des oligarques qu’à demander d’où elle venait. Mais il ne faut pas se faire d’illusions : aucun autre pays n’a fait autant d’efforts que l’Allemagne pour minimiser et pardonner les méfaits de la Russie. »

Après avoir ouvert une parenthèse historique (« On dit que cette loyauté, comme beaucoup d’autres choses dans l’Allemagne d’aujourd’hui, est étroitement liée à la culpabilité de la guerre. Mais si c’était vraiment le cas, l’Allemagne aurait une dette encore plus grande envers l’Ukraine et la Biélorussie, deux pays qui ont perdu bien plus de personnes à cause des Allemands pendant la guerre, mais qui n’apparaissent guère dans la culture du souvenir collectif de la République fédérale. »), Matthew Karnitschnig constate qu’en réalité « les Allemands aiment faire des affaires avec la Russie »,  ce dont ne s’était pas caché le président du conseil d’administration de BASF lors du bal de l’automne 2008, qui avait déclaré « qu’un pays riche en énergie et un autre riche en technologie vont très bien ensemble. »

Sigmar Gabriel, ancien ministre d’Angela Merkel: à l’instar de la Chancelière, il s’imaginait pouvoir garantir la paix grâce à l’économie

Et c’est en partant de cette stratégie que l’ancien Chancelier Gerhard Schröder a pu accéder à la tête de Gazprom et « qu’ un large éventail de l’élite allemande, de la légende du football Franz Beckenbauer au chef de Porsche en passant par les chefs d’État » ont été accueillis les bras ouverts à Moscou.

« Pourquoi se laisser gâcher l’ambiance par une ou deux petites agressions ? Les entreprises d’armement allemandes n’y voyaient en tout cas aucune raison. Pour Poutine, la leçon essentielle de la Géorgie a été que l’armée russe était moins performante que prévu. Il a donc entrepris de la moderniser avec – on s’en doute – l’aide de l’Allemagne. » (…) « Même après l’annexion de la Crimée par Poutine et le déclenchement de la guerre dans l’est de l’Ukraine, Berlin n’était pas prêt à se joindre aux Etats-Unis pour imposer des sanctions à Moscou. L’Allemagne n’a accepté qu’après la mort de près de 300 innocents dans la destruction du MH17 » rappelle Matthew Karnitschnig qui regrette que son pays ait continué « à accorder le bénéfice du doute à Poutine et ce, malgré des indices répétés, que ce soit le rôle de la Russie dans la destruction de la Syrie ou l’assassinat d’un chef rebelle tchétchène en plein jour au centre de Berlin et alors qu’on ne pouvait pas lui faire confiance » ce qui rend évidente « la décision de Poutine de déchirer cette semaine les protocoles de Minsk, des projets pour mettre fin à la guerre dans l’est de l’Ukraine, négociés en grande partie par l’Allemagne et de mettre au placard l’affirmation selon laquelle il n’a jamais pris au sérieux les appels au « dialogue » de Berlin, répétés comme un mantra pendant des années par l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel et son ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, devenu depuis président fédéral. »

Ce comportement ambigu des dirigeants allemands à l’égard de la Russie a eu des conséquences sur l’opinion de la population qui demeure toujours divisée.

« Pour de nombreux Allemands, constate Die Welt, il y a un autre coupable dans la crise ukrainienne : l’OTAN. Le mythe selon lequel Washington aurait promis à la Russie de ne pas élargir l’OTAN vers l’Est est considéré comme une connaissance générale en Allemagne. Ce qui est en grande partie dû au fait que le public allemand l’entend régulièrement de cette manière à la télévision publique du pays. » Cette méfiance d’une grande partie de la population allemande à l’égard de l’OTAN est due, selon l’auteur de l’article « au faux équilibre dont fait preuve le paysage médiatique allemand sur le thème de la Russie, des membres de Die Linke, le parti issu du parti communiste d’Allemagne de l’Est, sont souvent invités à parler de l’Ukraine alors que ce parti a obtenu moins de cinq pour cent des voix lors des dernières élections fédérales. » Des leaders de cette formation sont fréquemment invités sur les plateaux des chaînes publiques, et sa figure de proue Sahra Wagenknecht, assimilée en Suisse par le quotidien Le Temps à « une Mélenchon allemande » n’a pas hésité à déclarer que c’est l’Amérique qui avait « provoqué l’invasion par une rhétorique agressive. »

Sahra Wagenknecht: elle ne se prétend une alliée de Poutine mais ne cache pas son aversion à l’égard de l’OTAN

« La répétition constante de tels propos devant des millions de téléspectateurs a aidé la Russie à se créer un espace dans l’opinion publique allemande. Et Poutine en a profité pour achever Nord Stream 2 et semer le doute sur l’alliance du pays avec les Etats-Unis »  déplore Matthew Karnitschnig qui constate par ailleurs que « plus de la moitié des Allemands ne souhaitent pas par exemple que l’Ukraine rejoigne l’OTAN dans un avenir proche. Et pas plus tard que le mois dernier, deux tiers des Allemands se sont prononcés en faveur de la mise en service de Nord Stream 2. L’un des principaux responsables de l’apparition de cet espace ouvert à la Russie est Sigmar Gabriel, ancien président des sociaux-démocrates, qui a occupé le poste de ministre de l’économie et des affaires étrangères dans le cabinet d’Angela Merkel. » (*)

« Cette semaine, de nombreuses personnes se sont rassemblées devant l’ambassade de Russie à Berlin pour protester contre l’invasion russe de l’Ukraine. Ni Gabriel, qui était également présent au bal de l’ambassade en 2008, ni les autres invités de la fête n’étaient visibles » écrit Die Welt, ce qui laisse supposer que l’Allemagne et la Russie sont encore loin d’être débarrassées de leurs passés lointain et récent.

(*) »J’ai toujours été un partisan du projet parce que je croyais aussi aux dividendes de la paix dans la politique économique« , a déclaré récemment Gabriel dans une interview à la radio Deutschlandfunk. « La question pour moi et Angela Merkel est de savoir si nous avons été trop optimistes à ce sujet ? « .

« Poutine a répondu à leur place ! » ironise Matthew Karnitschnig

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