La Biélorussie en passe de perdre tous ses cerveaux

Biélorussie/Europe Centrale/Europe Orientale – Aussi singulier que cela puisse paraître, la Biélorussie aurait pu devenir en l’espace de quelques années un pôle majeur des technologies de l’information. Une discipline qui s’est développée à une vitesse fulgurante et qui faisait la fierté des autorités biélorusses. Le secteur a toutefois été frappé de manière synchronisé d’une part par la pandémie et d’autre par les élections présidentielles auxquelles les personnels des entreprises de pointe ont participé en s’élevant contre le détenteur autoritaire du pouvoir, Alexander Loukachenko. En se ralliant aux opposants au régime, ils ont été assimilés à des traîtres et le parc de haute technologie (HTP), implanté à Minsk, est devenu du jour au lendemain un foyer de résistance au grand dam de Lukachenko qui n’a jamais compris leur ralliement aux rebelles. La situation s’est aggravée au début de la guerre en Ukraine dans laquelle le régime biélorusse s’est retrouvé indirectement impliqué. De nombreux partenaires et clients des entreprises implantées sur le HTP ont alors fait un amalgame et décidé de ne plus passer de commandes. Pour limiter leurs pertes de revenus, les entreprises les plus prospères ont eu les moyens de ne pas baisser les bras et pris la décision de déplacer leur employés et d’installer leurs sièges sociaux à l’étranger.

Des étudiants visitent l’incubateur business du Hi-Tech Park de Minsk : pour réaliser leur rêve de devenir informaticien(ne)s, ils vont devoir fuir à l’étranger.

Un exode en masse de la production informatique

Ce tournant a marqué la fin d’une ère de prospérité qui avait débuté à l’aube des années 2000, une période au cours de laquelle des communautés d’ingénieurs talentueux s’étaient alliés à des techniciens compétents en vue de créer des structures innovantes dont la notoriété a très vite franchi les frontières. En l’espace de quelques années, de petites entités sont, à l’instar d’Epam ou de Wargaming, devenues des entreprises d’envergure internationale, ce qui n’a pas manqué d’émoustiller le président en place qui a vu dans cette opportunité le moyen de légitimer sa politique. En 2018, le gouvernement a mis sur pied un système d’allègement fiscal, spécifiquement dédié au HTP qui s’est vu doté d’une pépinière de start-ups nommée Imaguru. Parmi les sociétés implantées sur le parc d’innovation, il faut citer Masquerade Technologies à l’origine de l’application de photos MSQRD, achetée en 2016 par Facebook, mais aussi et surtout PandaDoc, fondée par Mikita Mikado, un jeune chef d’entreprise brillant qui a la particularité d’être charismatique tout en demeurant modeste. Après avoir séjourné deux ans à Hawaï où il s’est spécialisé dans le développement de logiciels, Mikita Mikado a décidé, en 2011, de se  réinstaller dans son pays natal pour y créer sa première start-up, QuoteRoller, axée sur l’optimisation des processus commerciaux et de vente. Bien que ce projet ait recueilli un succès limité, il lui a permis malgré tout de se lancer par la suite dans l’aventure PandaDoc. Grâce aux allègements fiscaux et au faible coût de la main d’oeuvre des développeurs informatiques biélorusses, la société a connu une croissance annuelle à deux chiffres dépassant à plusieurs reprises les 60%. En 2020, alors que ses compatriotes descendent dans les rues pour s’élever contre les résultats truqués de l’élection présidentielle permettant à Loukachenko de se maintenir au pouvoir, Mikita participe à un documentaire de trois heures réalisé par le journaliste russe Yur Dud et consacré aux russophones ayant émigré dans la Silicon Valley. PandaDoc étant alors présente en Californie, Mikita Mikado fait alors partie des intervenants et sa prestation suscite à tel point l’intérêt des observateurs qu’il est propulsé sur le rang des entrepreneurs en herbe les plus prometteurs. Il est alors sollicité pour des interviews, invité à promouvoir des événements et sollicité pour tenir des conférences. Mais cette notoriété ne le détourne pas de la solidarité qu’il a toujours manifestée à l’égard des opposants à Loukachenko. Mikita Mikado a été l’un des premiers à contester ouvertement le score du président sortant aux élections et à soutenir les manifestations de masse. Mieux, il n’a pas hésité à venir en aide aux membres des forces de sécurité qui n’avaient pas voulu suivre les ordres répressifs du régime en place et qui avaient été relevés de leurs fonctions. Le réaction du gouvernement fut immédiate, les bureaux de PandaDoc furent perquisitionnés et une partie des employés arrêtés.

Mikita Mikado, fondateur de PandaDoc : un chef d’entreprise brillant, modeste et solidaire de son peuple.

La Pologne profite de l’aubaine

La pandémie conjuguée aux mouvements de contestation a scindé le secteur de l’informatique et des technologies de l’information biélorusse en deux blocs, celui des émigrés et celui des autochtones contraints généralement pour des raisons familiales de rester sur place. Mais les deux ont continué à agir en symbiose. Les informaticiens ayant fait le choix de l’exil sont partis majoritairement dans les pays limitrophes, Lettonie, Estonie et Lituanie mais aussi et surtout en Pologne où ils ont été accueillis les bras ouverts. Le gouvernement polonais leur délivre des visas spécifiques qui les autorisent à travailler sans contrainte bureaucratique. Pour ce faire a été créé en urgence le Poland Business Harbor (PBH) qui a régularisé la situation de 44.000 professionnels et familles biélorusses. Le ministère de l’économie lituanien a agi de manière similaire en négociant les implantations de soixante entreprises majoritairement biélorusses. D’autres états à l’instar de la Géorgie ou de l’Ouzbékistan demeurent eux aux aussi ouverts à l’accueil d’informaticiens biélorusses, un moyen non dénué de bon sens pour récupérer leur retard. Où qu’elles soient les populations en exil n’oublient pas leurs compatriotes auxquels ils transfèrent une partie de leurs revenus. Quant à ceux qui n’ont pas eu la chance ou la possibilité de fuir, ils se sont organisés et ont été en mesure de se substituer à l’Etat, notamment pendant la pandémie au cours de laquelle des fonds d’urgence ont été collectés afin d’assurer une minimum d’équipements nécessaires aux hôpitaux et aux populations vulnérables. Pendant la campagne présidentielle et malgré la pandémie, les informaticiens ont mis à profit leur expérience pour réaliser un décompte réel des voix, disponible sur la plate-forme Golos, qui a prouvé l’existence des fraudes électorales. Parmi ces spécialistes, certains ont franchi un pas supplémentaire en devenant des cyber-partisans qui, après avoir piraté les services de sécurité de l’Etat, ont pu participer à la « guerre des rails », grâce à laquelle ils ont empêché le transport de matériel de guerre russe vers l’Ukraine via leur territoire.

« Se régénérer à l’étranger »

Toutes ces actions reconfigurent le secteur informatique qui était parvenu en l’espace d’à peine une décennie à égaler en terme de PIB (6,5%) ceux cumulés de l’agriculture et de la sylviculture. Le gouvernement misait sur l’exercice 2022 sur une croissance d’au moins 10% ce qui s’avère, compte tenu des circonstances totalement irréaliste. Les agissements de Loukachenko et son acharnement à vouloir rester au pouvoir en dépit des oppositions de tous bords qui le submergent, ont causé des dommages qui semblent déjà irréversibles et dont la population toute entière subit les conséquences. Le pays s’appauvrit, les chances d’un retour rapide à la démocratie s’amenuisent mais les espoirs sont toujours latents. A cause de son ampleur, Alexander Koulachenko, n’a pas pu mettre totalement un terme à la résistance devenue coutumière dans le milieu informatique. Selon certaines rumeurs, le président biélorusse réfléchirait à l’élaboration d’une loi censée restreindre la sortie des citoyens à laquelle les salariés de l’information n’échapperaient pas. Les dirigeants des sociétés biélorusses sont obligés de délocaliser leurs activités car ils sont souvent contraints par leurs clients étrangers de le faire. Ces derniers craignent en effet l’arrestation de collaborateurs. Par ailleurs les sanctions contre la Biélorussie ont limité les flux financiers et ainsi banalisé l’interdiction d’accès à des projets depuis le territoire biélorusse. Selon le portail spécialisé Dev.by, 41% de la main d’oeuvre informatique a déjà fui le pays et 25% supplémentaires seraient désireux d’en faire de même. Yaroslav Lichatchevki, créateur de la start-up Deepdee et cofondateur de la fondation BYSOL soutenant les victimes de la répression,  est à la fois lucide et pessimiste. Cité par le site decoder, il déclare : « Les start-ups qui développent leurs propres produits sont détruites. Personne sain d’esprit n’investit désormais dans une entreprise biélorusse et il en va de même pour l’externalisation car de nombreux clients ne sont plus disposés à collaborer avec nous . Le secteur de l’informatique, à l’instar de celui de la culture, du journalisme et de la vie sociale va devoir se régénérer et se développer à l’étranger. La seule question est de savoir si nous allons rester une communauté ou si nous allons nous disperser aux quatre vents dans de nouveaux pays ? » Ce n’est pas la première fois que les Biélorusses sont contraints d’aller prendre pied à l’extérieur de leurs frontières. Depuis la fin de 19ième siècle, ils ont connu plusieurs vagues d’émigration à destination de nombreux pays. Au début de ce siècle, le nombre de ressortissants biélorusses vivant à l’étranger était évalué dans une fourchette allant de 3,5 à 4 millions de personnes, soit approximativement le tiers de la population nationale. Leur terre de prédilection demeure les Etats-Unis, suivis du Canada et de l’Argentine. vjp (Nombre de mots : 1495)

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