Un nouveau « feu sacré »

L’imposant hôpital édifié à St-Antoine l’Abbaye (Isère) par les Antonins au Moyen-Age pour soigner les personnes atteintes du « mal des ardents »

France/Monde – Bien que l’épidémie que nous vivons à l’heure actuelle ne puisse pas être comparée à l’ergotisme qui fit des ravages au Moyen-Age, il n’en demeure pas moins que ces deux fléaux se ressemblent sur de nombreux points. La seule différence, de taille, entre les deux provient du fait que la première est à l’instar de toutes les maladies infectieuses, directement contagieuse et que l’autre, bien que ne l’étant pas, a fait autant voire davantage de victimes que le peste, la tuberculose, le choléra ou toute autre pandémie vécue au cours des siècles ?
Des milliers de morts et d’estropiés
Cette maladie, également appelée « mal des ardents », a suscité des interrogations pendant plus d’un millénaire car elle resurgissait sous différentes formes et avec plus ou moins d’intensité en fonction des zones géographiques, exactement comme se comporte aujourd’hui le covid 19 dont on ne sait toujours pas avec exactitude pourquoi il a frappé plus fort à Mulhouse qu’à Bordeaux, à Milan qu’à Palerme ou à Montréal qu’à Toronto. Parallèlement aux mesures de prévention qui ont été prises à quelques nuances près de manière identique dans tous les pays, ces derniers ont un autre point commun, celui qui a consisté à se questionner sur les inégalités d’une région à l’autre à l’intérieur de leurs propres frontières. Et c’est exactement ce qui s’est produit avec ce « mal des ardents » qui a provoqué fantasmes, superstitions, persécutions et des rumeurs , aussi dévastatrices et déplorables que le sont à ce jour les « fake-news ». L’ergotisme n’a cessé d’inspirer historiens et médecins qui ont redoublé d’imagination pour l’affubler de termes inspirants faisant allusion alors à la seule chose universelle en l’occurrence la religion. D’un continent ou d’un pays à l’autre, on parlait alors du feu divin, du feu sacré, du feu de Saint-Antoine, de Saint-Marcel ou de Saint-Firmin. Lorsqu’il frappait fort, on évoquait alors le feu de l’enfer ou de la géhenne et lorsqu’il devait rivaliser avec d’autres pandémies, il se transformait alors en peste sacrée. Mais d’où venait-il ce mal rongeant insidieusement les cartilages jusqu’à provoquer des infections sur toutes les articulations tellement douloureuses qu’elles devaient se solder par l’amputation des membres gangrénés ? Tout le Moyen-Age, toute la Renaissance et tous les Empires constitués jusqu’au 20ième siècle ont vu leurs territoires occupés par des personnes n’ayant plus leurs deux bras, leurs deux jambes, leurs dix doigts ou orteils. On comptait par milliers le nombre d’estropiés et de handicapés, de tous âges et de toutes conditions sociales. L’ergotisme se répandit jusqu’au jour où en découvrit la cause, un champignon présent dans la farine de seigle. Il n’est de pire épidémie que l’intoxication alimentaire due à un produit dont personne ne peut se passer, en l’occurrence le pain, ce cadeau de Dieu, qui peut être mortel à grande échelle si les ingrédients qui le constituent ne sont pas contrôlés et épurés des parasites qu’il véhicule.

Personnes amputées vues par Bruegel l’Ancien

Arriver « entier » au paradis
Au fil des siècles, l’ergot de seigle a fait l’objet d’innombrables études de médecins, d’historiens, d’anthropologues mais aussi de philosophes et sociologues car il a joué un rôle essentiel dans la compréhension de la nature humaine et ses dérives comportementales liées notamment à la superstition et à la sorcellerie. Les premières descriptions détaillées de la maladie sont dues au poète et chroniqueur Flodoard de Reims qui évoque, en 945, dans ses « Annales » cette « peste du feu qui consume le corps et en détache les parties gangrénées ». A l’instar du covid 19, on constate que la maladie évolue de manière différente d’une population ou d’une région à l’autre. En France, elle frappe prioritairement la Champagne, le Limousin et la Lorraine dans le courant du 11ième siècle avant d’atteindre un sommet, à Cambrai en 1129, où elle cause la mort de plus de 12.000 personnes. Les plus vulnérables vivant dans les zones déjà touchées par la famine sont les premières à passer de vie à trépas et les plus privilégiées sont celles qui rencontrent sur leur chemin des moines de l’ordre des Antonins qui se sont spécialisés dans les méthodes d’amputation et ont élaboré un baume à base de plantes soulageant les douleurs et contribuant à la cicatrisation. Ces religieux édifient, en 1095, à Saint-Antoine l’Abbaye dans le Dauphiné un gigantesque hôpital où des pèlerins de toute l’Europe viennent se faire soigner. Les membres détachés du corps sont alors répertoriés, embaumés et « restitués » au défunt dans son cercueil pour qu’il puisse arriver « entier » au paradis. Face à de tels rites, on imagine fort bien le poids qu’avait le fléau sur les croyances et les modes de pensée de l’époque. Pendant des décennies, l’ergotisme apparaît, disparaît et réapparait et il faudra attendre le milieu du 18ième siècle pour avoir la preuve formelle, grâce aux recherches du médecin personnel de Madame de Pompadour, François Quesnay, que le mal des ardents est causé par du seigle avarié. Malgré ces découvertes, la maladie continuera à faire des ravages jusqu’au début du 20ième siècle où elle sévit encore, en 1926, en Russie et en Europe Centrale. Peu de maladies ont été sujettes à autant d’interrogations, d’études et de littérature que cette « peste du feu ». La structure moléculaire de l’ergot de seigle n’a été comprise qu’en 1938 par le médecin suisse Albert Hofmann qui en a décelé les propriétés hallucinogènes, lesquelles donneront naissance cinq ans plus tard au LSD. La longévité de cette maladie a interdit qu’on puisse parler d’un avant et après ergotisme, comme on l’a fait avec la mort de Jésus Christ et le suggère déjà avec le covid 19 mais il n’en demeure pas moins que ce feu sacré a inspiré d’innombrables artistes. De partout en Europe et de par le monde, églises, abbayes, cathédrales et monastères regorgent de tableaux, retables et fresques mettant en scène le calvaire des victimes. C’est à cette maladie qu’on doit certaines des plus belles œuvres de Bruegel l’Ancien, Jérôme Bosch ou Matthias Grünewald. vjp

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