La pandémie contribue au mensonge historique

Russie/Ukraine/ Europe Centrale et Orientale – Alors que l’an dernier, le centenaire du Traité de Versailles a fait l’objet de multiples commémorations, en revanche, cette année, le 75ième anniversaire de la capitulation de l’Allemagne est pratiquement passé inaperçu. Cette occultation forcée par la pandémie peut s’interpréter comme un dommage collatéral qui, certes, n’a pas fait de victimes mais contribue à exacerber les tensions dans des territoires où l’Histoire a été écrite de manière tendancieuse.

Toutes les populations d’Europe Centrale et Orientale attendaient avec impatience ce 8 mai 2020, espérant ainsi rétablir la vérité et éviter que la Russie s’arroge la victoire sur le national-socialisme au détriment des millions de victimes du stalinisme. A la veille du jour J, Pawlo Klimkine, ancien ministre ukrainien des Affaires Etrangères, a tenu à publier dans la Jewropejska prawda, une longue tribune pour rappeler à la face du monde le martyre vécu par son pays avant, pendant et après la seconde guerre mondiale. Nous publions ci-après quelques extraits de ce document qui prouve à quel point, il est important, pour l’avenir de l’Europe toute entière, de ne pas l’oublier. vjp

« Nous regardons rarement l’intégration européenne à travers le prisme de la mémoire historique. Néanmoins, au début du mois de mai, il est devenu plus évident que jamais qu’il ne peut y avoir d’autres approches de l’histoire, aussi différentes soient-elles, que les approches européenne et russe. Dans la Russie actuelle, l’URSS stalinienne a sauvé le monde du national-socialisme et la Russie est son héritière directe. (…) . La Russie s’est appropriée la victoire et en a fait son arme sur son territoire et à l’étranger. (…) L’histoire du démantèlement du monument au maréchal Koniev* à Prague est un autre exemple de l’acquisition par la Fédération de Russie du droit exclusif de décider ce que d’autres doivent faire dans le domaine de la mémoire historique. Une histoire dont la suite implique la peur pour la vie du maire de cette ville*.
Mais quel niveau de cynisme faut-il avoir atteint pour envahir la Finlande en 1939 et l’accuser de génocide en 2020 ?
Dans l’Union européenne, la guerre est perçue telle qu’elle était et ses tragédies, ses crimes de guerre et ses crimes contre l’humanité sont bien connus. Bien sûr, il y a partout des idiots qui veulent être comme les nazis, mais dans l’ensemble, l’Europe entière a tiré une conclusion simple – plus jamais ça. »
« Ayant choisi les valeurs européennes, nous avons choisi une vision honnête de l’histoire. Nous aimons notre histoire parce qu’elle nous appartient avec toutes ses victoires et ses erreurs. C’est précisément pour cette histoire que nous devons nous battre, mais la Russie veut qu’elle lui appartienne à l’instar des Pechenegen et Polovetzen** à la Seconde Guerre mondiale**.

« Staline ne s’est pas mieux comporté qu’Hitler – il suffit de mentionner Katyn. »

La Russie veut aussi que nous nous battions sur notre passé, mais nous ne le ferons pas. Tous les Ukrainiens sont morts dans les guerres, y compris celles entre les empires, pour l’Ukraine que nous avons maintenant. Et pour ce faire, nous devons mettre un terme une fois pour toutes aux discussions qui ont été si bien accueillies à Moscou.
La Seconde Guerre mondiale a commencé à la suite d’une conspiration entre deux régimes totalitaires, consacrée par le pacte Molotov-Ribbentrop. L’Allemagne nazie et l’URSS stalinienne ont divisé et détruit l’Europe centrale, qui était notre maison commune, pour toujours. De plus, Staline ne s’est pas mieux comporté qu’Hitler – il suffit de mentionner Katyn.
D’ailleurs, je n’ai jamais compris pourquoi nous ne coopérons pas avec la Pologne sur la question d’une éventuelle compensation pour l’invasion de 1939. Bien sûr, c’est une affaire compliquée politiquement et juridiquement, mais il y a une raison de coopérer sérieusement ici et cela nous unit avec la Pologne.
La victoire sur le nazisme est notre fête, comme celle des autres pays, quel que soit leur camp. (..) Mais la Russie n’y a pas droit, car elle n’a tiré aucune leçon de cette guerre. L’agression russe contre l’Ukraine et d’autres pays en est un témoignage. Pour des millions d’Ukrainiens – et pas seulement eux – le ruban de Saint-Georges*** est une récompense militaire dans l’Empire tsariste russe, mais aujourd’hui il est porté en Ukraine par les partisans de la politique de Poutine, entre autres, et il est devenu un symbole du mal, la personnification de la Russie agressive et du « monde russe ».
De plus, la Russie utilise la victoire de la Seconde Guerre mondiale comme un élément de mobilisation pour ses autres guerres. Que devrait faire l’Ukraine dans une telle situation ? Tout d’abord, nous devons considérer notre participation à la Seconde Guerre mondiale comme faisant partie de notre propre histoire, avec tous les événements qui ont précédé la guerre.

« La victoire sur le nazisme est notre fête, comme celle des autres pays, quel que soit leur camp. »

L’Holodomor**** n’a pas seulement été une tragédie pour la nation ukrainienne, elle a considérablement réduit notre capacité à nous défendre dans le conflit entre les régimes nazi et stalinien, et elle a également eu un fort impact sur notre vision du monde. Cela s’applique également dans son intégralité au crime des nettoyeurs staliniens
Après des tragédies de cette ampleur, les deux régimes ont été tout aussi criminels pour de nombreux Ukrainiens. Et cela explique les nombreux moments difficiles associés aux événements de cette époque.
Ayant choisi de porter un regard européen sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, nous devrions également penser à commencer enfin à célébrer la Journée de l’Europe le 9 mai avec nos partenaires de l’UE. Actuellement, cette fête est célébrée en Ukraine le troisième samedi de mai. Lorsque nous avons officiellement désigné le 8 mai comme Journée du souvenir et de la réconciliation, il était nécessaire de prendre cette décision, ce qui a été difficile pour beaucoup. Mais à l’époque, comme aujourd’hui, les gens n’osaient pas le faire.
En fin de compte, il nous manque ceux qui mèneront la lutte pour notre propre histoire.
Nous n’avons presque pas de séries et de films historiques inspirant l’empathie. Les politiciens d’ici utilisent rarement des références à des événements historiques ou citent leurs propres héros alors qu’ils ne les connaissant pas. Dans ce contexte, la Russie dispose d’un champ d’actions extrêmement large.
Il faut reconnaître clairement que la guerre pour notre histoire est toujours en cours à l’heure actuelle et qu’elle ne doit pas être menée de manière moins agressive que la vraie. La victoire est ici extrêmement importante. »
*Le maréchal Ivan Koniev est considéré comme le libérateur le Tchécoslovaquie . Toujours adulé en Russie, il est maudit en Europe Centrale pour avoir réprimé les révoltes de Budapest (1956) et de Prague (1968). Sa sculpture édifiée dans la capitale tchèque a été démantelée en 2018, ce qui n’a pas été sans conséquence diplomatique entre les deux pays.
**Noms de deux tribus de nomades qui ont été suspectées autrefois d’importer des maladies contagieuses. Vladimir Poutine en a fait récemment allusion à propos du coronavirus.
*** Distinction militaire datant de l’époque tsariste mais devenu symbole de la bravoure révolutionnaire. Elle a été proscrite par le parlement ukrainien pour éviter qu’elle devienne un outil de propagande pro-russe.
**** Grande famine qui a fait plusieurs millions de morts dans l’Ukraine actuelle et dans d’autres parties de l’Union soviétique en 1932-33

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