Reconstruction européenne : l’oubli plus grave que le réchauffement climatique

UE/ Europe Centrale – Le 1er mai 2004, le nombre de pays membres de l’Union Européenne est passé de 16 à 26  et cette date a marqué un tournant dans l’histoire de l’Europe, car elle a permis à dix jeunes Républiques de retrouver une famille dont elles avaient été, autoritairement, séparées pendant près d’un demi-siècle. Que cet anniversaire ait été carrément occulté par la presse occidentale, française notamment et ce, à quelques semaines des élections au Parlement de Strasbourg, en dit long sur le travail qu’il reste encore à faire pour arriver aux idéaux des fondateurs du Marché Commun. Au fil des décennies, l’Europe est devenue un espace économique mais côté sociologique, il semblerait que tout soit à repenser  car le risque est grand qu’une très forte majorité d’électeurs continue à bouder les urnes.  Le Parlement Européen n’est déjà plus représentatif des populations. Peut-il être encore longtemps légitime ?

L’Europe libre et pacifique s’est construite après que des dizaines de millions d’innocents eurent été exterminés. Aucune tension ne doit faire oublier cette réalité.

D’une pierre,  dix Républiques

Les fondateurs de l’Union ne souhaitaient pas que cet élargissement s’opère par étapes successives qui aurait été, avec le recul plus judicieux, car on constate aujourd’hui  que tous les pays ne remplissaient pas les conditions nécessaires à leur intégration. Les technocrates de Bruxelles ont sous-estimé le déséquilibre flagrant né du traitement diffus réservé à ces territoires par l’ex-régime soviétique. On ne pouvait les privatiser comme l’ont fait les Allemands avec la République Démocratique d’Allemagne car le contexte sociologique était incomparable. Alors que la réunification allemande n’a pas été, déjà,  de tout repos, il est évident qu’une réunification de l’Europe Centrale sous l’égide de Bruxelles ne pouvait qu’être périlleuse. Dix langues au lieu d’une, dix passés divergents au lieu d’un, les candidats à l’Union n’avaient en réalité de commun avec la RDA que les organismes de répression mis en place par Moscou, dont la Stasi allemande et la Securitate roumaine ont été les plus emblématiques. En 2004, lorsque les dix nouveaux membres ont intégré l’Union Européenne, aucun n’avait encore pu tirer un trait sur son Histoire car il n’y avait pas eu d’épuration au sens occidental du terme. Le communisme n’était alors  que partiellement éradiqué et ses méthodes demeurent prégnantes dans le comportement des dirigeants actuels, y compris chez ceux qui, à l’instar de Viktor Orban, ont combattu le bolchévisme dès que l’âge le leur a permis. Ce que les intellectuels de gauche se gardent bien de reconnaître est le fait que les populistes qu’ils combattent aujourd’hui ne sont ni plus, ni moins que les demi-héritiers d’un régime qui ne donne pas à la démocratie plus d’importance qu’avaient les quatre piliers du communisme en l’occurrence  l’autorité, l’ordre, la discipline et la sécurité. Beaucoup d’agents des administrations publiques mais aussi de cadres du secteur privé   travaillent encore dans ces pays, souvent sans s’en rendre compte, à la manière de leurs géniteurs qui ne sont pas encore suffisamment vieux pour ne plus être aux manettes du pouvoir.  Le malentendu  qui s’exacerbe entre l’ouest et le centre de l’Europe vient du passé des dirigeants. Les Macron, Merkel, May, Juncker et leurs prédécesseurs, n’ont eu à gérer que la démocratie alors que les Orban, Morawiecki , Babis, Zemman et compagnie vivent toujours dans l’ombre de la dictature.  Dans ces pays la méfiance à l’égard du riche, de celui qui spécule pour s’enrichir en dormant est inscrite est inscrite dans l’ADN de leur population. La corruption qui sévit en Europe Centrale s’inscrit dans cette logique et si de nombreux hommes d’affaites et politiciens sont corrompus, c’est pour ressembler au plus vite à leurs homologues occidentaux.

A l’ouest ou au centre du continent : où vivent les plus Européens ?

La question qui se pose à l’heure actuelle est de savoir quelle est, entre le centre et l’ouest de l’Europe, le camp le plus européen ou plus exactement le moins eurosceptique. Difficile de répondre car les deux  blocs ont un point commun, leur aversion à l’ égard de la Commission Européenne, mais pour des raisons diamétralement opposées. Les occidentaux reprochent  à l’institution bruxelloise sa bureaucratie, ses normes et ses directives, les orientaux son incapacité à réguler les marchés et garantir un meilleur équilibre. Lorsque l’Union est attaquée, elle ne l’est jamais pour sa vocation d’origine, une meilleure solidarité entre ses peuples, mais pour les agissements d’un collectif de commissaires qui s’immiscent dans leurs affaires intérieures. Ce phénomène ne serait pas dérangeant si les structures occidentales et plus particulièrement la justice  étaient exemplaires, or ce n’est pas le cas. Parmi les pays les plus antidémocratiques en matière de justice on trouve naturellement la France, un des seuls pays à avoir mis en place un Défenseur du Droit, ce qui tend déjà à prouver que le droit n’y est pas toujours respecté. Autre institution française pour le moins surprenante : le Commission d’Accès aux Documents Administratifs. A cette CADA, tout citoyen doit recourir pour avoir connaissance de documents que des fonctionnaires refusent de lui communiquer. Le moindre litige avec une administration publique, lorsqu’il fait l’objet de jugements contradictoires, ne trouve son épilogue qu’au bout de quatre à cinq longues années à la Cour de Cassation. Si deux des trois pouvoirs régaliens, l’armée et la police, nécessitent la discrétion et un travail dans l’ombre pour garantir la sécurité de tous les administrés, en revanche, le troisième, la justice,  se devrait d’être totalement transparent. Or, en France non seulement, la justice ne l’est pas, mais tout est mis en œuvre pour qu’elle reste opaque. C’est ce système  judiciaire qui a été imposé aux pays d’Europe Centrale lorsqu’ils ont posé leur candidature à l’entrée dans l’Union Européenne et s’il y a aujourd’hui des entraves au droit, elles sont le fait des donneurs de leçons qu’ont été les  pays fondateurs. Le préalable à l’adhésion a été l’abolition de la peine de mort auquel tous les candidats se sont soumis parce que ça ne leur coûtait rien et qu’elle était de toute façon rarement appliquée. Cette condition n’a été qu’un arbre cachant une immense forêt où tout est permis, y compris la corruption légalisée. Quelle différence y-a-t-il entre un ancien 1er  ministre français et une actuelle ministre des armées allemande qui utilisent leur fonction pour enrichir leur famille et leurs amis et un ministre-président d’Europe Centrale qui en fait de même avec les fonds européens ? A priori, aucune. Alors pourquoi ce déferlement de violence verbale à l’égard des seconds et une quasi impunité à l’adresse des premiers ? Si les forces de l’ordre hongroises s’étaient comportées  lors d’une manifestation à Budapest comme l’ont fait leurs homologues françaises récemment à Paris et à plusieurs reprises, toutes les ONG seraient montées au créneau pour dénoncer le régime « dictatorial » de Viktor Orban, la machinerie bruxelloise se serait mise en branle,  les médias se seraient naturellement offusqués et si ce même Orban avait eu l’idée de diffuser par une lettre aux médias ses visions personnelles de l’Europe, aucun journal occidental n’aurait accepté de la publier. Dans ce genre de contexte où est-elle la liberté de la presse ?

Fracture physique et intellectuelle

C’est dans cet environnement que s’est élargie l’Union Européenne. En tirant un  trait sur le passé et en se glorifiant d’avoir mis fin à la guerre froide, les occidentaux n’ont pas su mesurer à leur juste dimension les séquelles d’un régime auquel il a été mis fin par la paix et non par la guerre. Les deux personnes qui ont contribué à la Levée du Rideau de Fer ne s’appelaient ni François Mitterrand, encore moins Margaret Tatcher, mais Lech Walesa et Jean-Paul II  et le seul à le dire

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Ces deux vieilles dames, l’une lettone (à gauche) et l’autre roumaine (à droite) sont contraintes de mendier pour survivre. Toutes deux ont plus de 80 ans et étaient adolescentes lorsque Adolf Hitler et Josef Staline ont signé le pacte germano soviétique. La première  tend la main devant une église de Riga, la seconde dans une rue d’un vieux quartier stéphanois. Elles incarnent une certaine histoire de l’Europe, celle qui veut que la paix ne garantit pas le bonheur.(Copyright : pg5i.vjp)

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se nommait Helmut Kohl. Cette mutation dans la paix, cette chance, inédite dans l’Histoire européenne, les occidentaux l’ont davantage sabordée que valorisée. Ils n’ont pas utilisé leurs armes et leurs canons pour reconquérir l’Europe mais imposé leurs « valeurs » qu’ils s’imaginaient universelles ce qu’elles ne sont pas et ne seront probablement jamais.   Ces mêmes occidentaux ont crû qu’en promettant la richesse grâce à l’ultralibéralisme ils allaient rassurer les populations d’Europe Centrale,  leur redonner espoir et garantir leur sécurité. Or, c’est tout l’inverse qui s’est produit car l’élargissement n’a profité réellement qu’aux multinationales occidentales. Si les marques  Skoda et Audi sont devenues les perles du groupe Volkswagen, c’est parce que les voitures qui portent leur emblème sont fabriquées en République Tchèque et en Hongrie, là où sont envoyés des cadres surpayés pour faire travailler des personnes rémunérées au rabais. Flouées, les populations d’Europe Centrale le sont à tous les niveaux, physique lorsqu’on laisse partir leurs forces vives à l’ouest, en Allemagne et Royaume-Uni notamment, intellectuel lorsqu’on ignore leurs historiens, leurs artistes, leurs chercheurs et leurs philosophes. De ce mépris à l’égard de la pensée , de l’histoire et de l’intelligence  mitteleuropéennes , on en a eu récemment la preuve lors de la résurgence de l’antisémitisme et de l’antisionisme. Il n’est venu à l’idée d’aucune chaîne télévisée française, y compris ARTE, d’inviter un des nombreux historiens roumains, hongrois, polonais, tchèques ou ukrainiens alors que ce sont eux qui sont les mieux placés pour parler de ces deux sujets sensibles avec lesquels ils n’ont cessé  et ne cessent d’être confrontés.

La banalisation par l’oubli

Parler d’antisionisme sans rappeler que Theodor Herzl, le fondateur d’Israël est né à Budapest, revient à  parler de la Révolution Française sans évoquer Danton ou Robespierre. Face à de tels manquements, il ne faut donc pas s’ étonner que le campagne aux élections européennes soit aussi fade et démagogique. Pour que les Européens soient motivés, n’aient pas envie de s’abstenir, ce ne sont pas d‘illustres inconnus qu’il faut envoyer sur le  front mais des personnes qui ont une connaissance parfaite de l’Europe, ce dont ne peut se prévaloir aucune des 33 têtes de liste qui se lancent, en France, dans la bataille. Si le  débat sur la construction européenne est aussi insipide dans le pays dit des « Lumières », c’est parce que ni la presse,  ni les gouvernants ne contribuent au devoir de mémoire dont l’Europe a besoin pour se reconstruire. Lorsque les portraits de Simone Veil ont été vandalisés, il y a quelques mois, il eût été judicieux, alors que démarrait la campagne aux élections européennes, de rappeler aux jeunes générations ce qu’a été une Europe en guerre. Si les discours négationnistes ont encore cours dans certaines officines extrémistes, ce n’est pas seulement parce que leurs auteurs  ne sont condamnés qu’à des peines symboliques avec amendes et sursis,  c’est parce que l’Histoire est mal enseignée. Le jour, qui est presque arrivé, où il n’y aura plus aucun survivant de la Shoah, la porte sera alors ouverte à la généralisation de l’oubli, ce qui sera infiniment plus dangereux que le réchauffement climatique.  En occident, on respecte l’Histoire en commémorant, en déposant des gerbes et en entonnant la Marseillaise, dans le centre de l’Europe, on la vit toujours au quotidien et il ne passe de semaines depuis trente ans, sans que les jeunes Polonais, Hongrois, Tchèques, Slovaques, Roumains, etc. découvrent ce que leurs parents,  grands-parents et arrière grands-parents leur avaient caché. En occident, on solde l’Histoire en faisant d’Auschwitz un lieu universel de mémoire. En 2018, selon les statistiques du ministère du tourisme polonais, Cracovie a accueilli quelque 13,5 millions de visiteurs, dont 15,7% d’Anglais, 12,2% d’Allemands et 9,8% d’Italiens. On peut imaginer et on doit espérer que tous ces touristes d’un jour repartent non seulement avec  la conscience tranquille mais surtout avec le désir que de telles ignominies ne se reproduisent plus. S’ils rentrent au bercail avec le seul sentiment d’avoir accompli un devoir de mémoire, ça ne suffit pas. Il faut qu’ils comprennent et qu’ils sachent que des milliers de jeunes gens d’Europe Centrale et Orientale, polonais et ukrainiens notamment, apprennent chaque jour que les ghettos, avant 1939, se comptaient par dizaines de milliers. La moindre ville en possédait un et partout, leurs occupants vivaient dans des conditions de misère absolue dont tous les dirigeants occidentaux étaient informés et tous, ou presque, ont fermé les yeux. Parler d’antisémitisme sans donner la parole aux héritiers de ceux qui en ont été les premières victimes, c’est prêcher dans le vide. La laïcité, à laquelle les Français sont tant attachés,  est un moyen de cacher la réalité de l’Histoire européenne, au sein de laquelle, en Europe comme ailleurs, les religions ont toujours occupé la première place. Les Français se font un devoir de ne plus les enseigner à l’école et rêvent d’une Europe à leur image c’est-à-dire laïque. La majorité des Hongrois estime quant à elle  que les racines des européens sont chrétiennes et doivent le rester.  Les deux camps se trompent  car la politique et la paix demeurent guidée et menacée par une religion qui n’est plus le christianisme mais l’islamisme radical. Or, ce mal, qui devrait être vecteur de réconciliation exacerbe les tensions et ravive des idéologies dont les Européens ne veulent plus. Lorsque les premières élections au Parlement Européen ont eu lieu au suffrage universel, le contexte était de partout clair comme de l’eau de roche. On votait à gauche, à droite ou au centre. Mais aujourd’hui, il n’y a ni droite réelle, ni gauche solidaire et encore moins de centristes suffisamment charismatiques pour jouer le rôle d’arbitre. Seuls les extrêmes guident une pensée qui ne sera jamais européenne. Elle pourrait le devenir si l’écologie servait à corriger les erreurs du passé et assumer démocratiquement  les enjeux du futur. Or, ce n’est pas le cas car il y a autant de visions de l’écologie que de langues et de contextes économiques. Que signifie pour un jeune Roumain la déforestation de l’Amazonie si Bruxelles accepte qu’Ikea acquiert des milliers d’hectares de forêts dans les Carpates ? Que signifie pour de jeunes Bulgares les émanations de CO2 dans l’atmosphère s’il doit travailler cinq ans pour s’offrir une vieille voiture au diesel avec laquelle il lui sera interdit de rouler sur les autoroutes allemandes  ? Que signifie la dépollution des océans pour de jeunes Hongrois qui ne demandent qu’une seule chose, pouvoir se baigner dans leur Danube même s’il n’est pas bleu ?  Que signifie la fermeture des centrales au charbon pour les jeunes Tchèques et Slovaques qui, sans elles, ne pourraient ni se chauffer, ni s’éclairer ?   Pour chaque pays, il est aisé de trouver un exemple qui met à mal les thèses écologistes, telles qu’elles sont présentées à l’heure actuelle.  On n’ illumine pas le futur en laissant  le passé dans l’ombre, encore moins en ignorant les réalités du présent. vjp

 

 

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