L’Allemagne impuissante face à la colère des agriculteurs

Allemagne – L’Allemagne vit actuellement une forme d’état de siège inédit provoqué par la colère incontrôlée du milieu agricole. L’événement qui en est à l’origine s’est déroulé au lendemain du jour de l’an, dans le port de Schüttsiel, situé dans le Schleswig-Holstein, où le ministre de l’économie était censé accoster après un bref séjour passé en famille. Plutôt que d’être attendu par quelques admirateurs, Robert Habeck le fut par un groupe constitué d’une trentaine d’agriculteurs prêts coûte que coûte à en découdre.

Robert Habeck tentant vainement de rassure les agriculteurs sur leur avenir.

Ces derniers reprochent au ministre les coupes budgétaires et la réduction voire la suppression des subventions dont leur branche bénéficiait jusqu’à l’adoption d’un budget difficile qui n’aurait pu être équilibré sans des économies réalisées par tous les ministères dont celui de l’agriculture. Ce groupuscule de manifestants s’est avéré à tel point agressif et déterminé que le ferry transportant Robert Habeck a dû rebrousser chemin. Selon la police et la compagnie maritime présentes sur les lieux, les manifestants étaient disposés à prendre d’assaut le bateau et , éventuellement le ministre en otage voire pour, qui sait (?), le jeter brutalement dans les eaux glaciales de la Mer du Nord !

Du « populaire » au « populiste »

Le ministre de l’Economie était pourtant disposé à ouvrir un dialogue, au cours duquel il aurait pu aisément prouver que son collègue en charge de l’agriculture, Cem Özdemir, avait tout mis en œuvre lors des débats budgétaires pour limiter au maximum la participation de ce secteur à l’effort national. Bien qu’il ne pèse plus très lourd dans le PIB national (1,2%) encore moins en terme d’emplois (1,3%), le monde agricole a encore la capacité de mobiliser et de déclencher de véritables révolutions à l’instar de ce qui s’est passé en France en 1789 ou en Russie en 1917. La terre peut toujours trembler physiquement mais aussi politiquement et chaque mouvement ne manque de susciter l’inquiétude des gouvernants. Depuis la formation de la coalition tripartite en 2021 qui s’est concentrée prioritairement sur la lutte contre le réchauffement climatique, les dommages causés par la pandémie puis la guerre en Ukraine, les représentants du monde agricole s’estiment lésés et n’acceptent plus d’endosser le costume de bouc émissaire. Ils partent du principe qu’il est impossible de faire rouler des tracteurs sans diesel et que ce n’est pas avec des surfaces réservées à des parcs photovoltaïques qu’on pourra nourrir le pays. « Si nous continuons sur cette voie, nous ne produirons bientôt plus rien en Allemagne, serons obligés d’importer des produits d’Afrique ou d’ailleurs et les conséquences seront encore pires pour le climat » déclarent à l’unisson toutes les organisations syndicales. Cet argument, « populaire », recueille l’approbation d’une majorité de la population (*), ce qui n’a naturellement pas échappé aux mouvements « populistes », qui profitent du climat délétère de ces derniers mois pour s’immiscer dans cette nouvelle forme de jacquerie. C’est ainsi que dans toutes les manifestations s’étant déroulées ce lundi 8 janvier, un peu partout dans le pays, se sont infiltrés des groupuscules extrême-droite qui ont profité de la colère des agriculteurs pour mettre à jour leur haine de la démocratie. Etant donné qu’aucun land n’a été épargné pas ces mouvements de contestation, les responsables politiques régionaux ont été contraints de séparer le bon grain de l’ivraie et ce, d’une part en soutenant les revendications paysannes et d’autre part  en condamnant les dérives des agitateurs. Cette stratégie a été adoptée par les ministres-présidents quelle que soit leur couleur.

Cem Özdemir, ministre de l’agriculture, a fait l’objet d’attaques racistes voire de menaces de mort.

Un conflit gangrené par l’extrême-droite

Une fois n’est pas coutume, les chefs de gouvernement sociaux-démocrates Dietmar Woidke (Brandebourg) et Stephan Weil (Basse-Saxe) ont transmis le même message de soutien aux agriculteurs que leurs collègues chrétiens-démocrates de Rhénanie du Nord-Westphalie, Hendrik Wüst, et de Saxe, Michael Kretschmer. Dans ce contexte, Robert Habeck n’a pas pris le risque de se déplacer sur le terrain et s’est adressé aux manifestants par vidéo interposée. Le ministre compatit aux inquiétudes des agriculteurs concernant les fermetures d’un nombre croissant de fermes et l’industrialisation à outrance de l’économie agricole mais a rappelé qu’il était tenu de respecter les recommandations du Tribunal Constitutionnel corrélé par une baisse significative des subventions. Mais cet argument exacerbe davantage la colère qu’il ne l’estompe car les paysans se soucient comme d’une guigne de l’avis de seize juges siégeant à Karlsruhe, qui n’ont pas à se lever chaque matin à cinq heures pour traire leurs vaches ou labourer leur terrain. En revanche ces mêmes paysans (faut-il le leur reprocher ?) comprennent beaucoup mieux les raccourcis des extrémistes de droite qui dénoncent l’augmentation des aides aux étrangers alors que les revenus des paysans ne cesseraient de chuter. Mais ce qui est dangereux dans cette révolte du monde agricole provient de fait, qu’elle a été accaparée par tous les mouvements d’extrême-droite les plus radicaux, jusqu’à présent concurrents ou dispersés (**). Parmi les plus violents, verbalement et physiquement, se trouve « Der III.Weg » (La 3ième voie) qui d’emblée s’est solidarisé avec la semaine de protestation paysanne. Il ne cache pas son programme « National. Révolutionnaire. Socialiste », son drapeau noir décoré d’une charrue et d’un épée rouge sang est considéré comme le précurseur de celui du NSDAP. Depuis plusieurs mois, on constate l’émergence de nouveaux groupes locaux qui se créent sur Telegram, un canal grâce auquel des manifestations plus ou moins spontanées, sont organisées à des moments où les autorités s’y attendent le moins. Ce fut le cas le 30 décembre à Augsbourg en Bavière où 277 tracteurs et plus de mille participants ont bloqué les rues et manifesté. L’initiateur, le « Bürgerforum Schwaben » (Forum des citoyens de Souabe)  ne s’était jusque là jamais distingué en soutenant les agriculteurs mais en dénonçant les « médias manipulés », la « naturalisation facilitée », la « divulgation des mesures Corona » et le « manque de transparence des dommages causés par les vaccins ». Dans le courant de toute cette semaine sont programmées des manifestations destinées à bloquer des lieux stratégiques et plus particulièrement les accès aux autoroutes. Si on ajoute à ce mouvement,celui des conducteurs de locomotive qui paralyse les chemins de fer du pays dont ceux reliant les plus grandes métropoles, force est alors de constater que cette nouvelle année ne démarre pas, en Allemagne, sous les meilleurs auspices. Kb

(*) Un sondage effectué « à chaud » par la radio-télévision de Hesse auprès de 17.500 auditeurs a révélé que le mouvement déclenché par les agriculteurs était approuvé par plus de 6O% d’entre eux.

(**) La République Fédérale d’Allemagne ne manque pas de groupuscules plus ou moins nostalgiques du 3ième Reich. Si « Der III.Weg » est le plus connu, d’autres sont souvent à l’origine d’actes répréhensibles sur le plan démocratique à l’instar de Die Heimat (La patrie), un héritier du NPD (Cf.notre article du 4 janvier https://www.pg5i.eu/interdire-lafd-quelle-drole-didee ), Freie Sachsen (La Saxe libre) ou Die Basis (La base). Tous ont des slogans communs : « Il faut briser la vague verte, avant qu’elle ne nous brise », « revenir sur le chemin de la raison », « Quand un gouvernement fait de la merde, il faut le destituer ! ». Au début des années 2020, des sous-groupes se sont constitués dont le « Landvolk schafft Verbindung » (Le peuple crée les liens) ou « DeutschlandErblüht » (L’Allemagne s’épanouit) et il est par conséquent impossible de connaître le nombre exact de personnes susceptibles de remettre en cause les valeurs de la République. Le plus grand danger provient de l’émergence, grâce à Telegram, de groupes locaux sur lesquels aucun parti traditionnel, y compris l’AfD, n’a de prise. La performance des agriculteurs est de les avoir à leur insu fédérés. Ils devraient croiser les doigts pour qu’elle ne le soit pas à leurs dépens. (Nombre de mots : 1.250)

error: Content is protected !!