Les extrémistes de droite s’invitent chez les agriculteurs

Allemagne/UE – Ce que chacun craignait, s’est avéré ce lundi dans les rues de Berlin, où la manifestation nationale des agriculteurs s’est transformée en un outil de propagande au profit des mouvements d’extrême-droite. Si l’Afd, le seul d’entre eux à être représenté au Bundestag, a tenu le haut du pavé, d’autres sont parvenus à s’immiscer dans un défilé de contestataires dont chacun savait d’avance qu’il allait être verbalement violent.

Joachim Rukwied, impuissant face à l’infiltration de l’extrême-droite.
Difficile de trouver un personnage plus radical que Björn Höcke, maudit par tous les démocrates.

Des trublions violents et racistes

Le président du syndicat fédéral des agriculteurs, Joachim Rukwied, a eu beau monter à la tribune pour rappeler haut et fort qu’il était hors de question que son organisation soit récupérée à des fins politiques, qu’il n’a pas été pour autant entendu. Tout s’est passé ce lundi 15 janvier comme si la capitale allemande s’était transformée en une sorte de défouloir, ce qui tend à prouver que les composantes de l’extrême-droite en Allemagne sont beaucoup mieux organisées qu’on ne peut l’imaginer mais aussi, ce qui n’est pas sans danger, qu’elles peuvent faire fi de leurs divergences pour mieux s’unir lorsque l’occasion se présente. Et cette occasion, la révolte paysanne la leur a donnée comme un épi sur un plateau doré. Le secteur agricole se distingue de toutes les autres branches d’activités dans le sens où il est le plus hétérogène. Il est impliqué dans les tous les choix politiques les plus sensibles dont ceux ayant trait à l’énergie et à l’écologie. Mais le conflit ne porte pas seulement sur les subventions sur le carburant (diesel) auxquelles le gouvernement envisageait de mettre un terme (*) mais sur les conditions de vie en général des agriculteurs ; lesquels ont le sentiment depuis des années de vivre dans un monde parallèle. Ce sont eux qui perçoivent le plus d’aides européennes et c’est pourtant chez eux que les inégalités sont les plus flagrantes. Ce ne sont pas les gros exploitants d’entreprises agricoles qui manifestent leur mécontentement mais les dizaines de milliers de petits paysans qui ne comprennent pas comment l’Etat peut dépenser des milliards d’euros pour armer l’Ukraine, aider les pays en développement, augmenter les minima sociaux, financer l’accueil de milliers de réfugiés et dans le même temps lésiner pour maintenir à flot leur secteur qu’ils estiment en perdition.

Le sentiment d’un autre monde

Sans qu’ils ne s’en soient réellement aperçus, les critiques proférées à l’encontre du gouvernement correspondent à quelques toutes petites nuances près, aux arguments qu’utilisent les extrémistes de droite pour discréditer le pouvoir en place et par voie de conséquence les valeurs démocratiques. Les slogans imprimés sur les bannières tout comme les cris proférés dans la foule (entre 10.000 et 15.000 participants) ont trahi l’esprit de haine qui régnait dans les rues. Et, ceux qui, il y a trente cinq ans s’étaient réjouis de voir leur pays enfin réunifié, ont dû éprouver un drôle de sentiment en regardant défiler cette meute, symbole d’une nouvelle division. « Der Hof brennt, die Ampel pennt » (La ferme s’enflamme, la coalition gouvernementale roupille), pouvait-on lire par exemple sur la banderole hissée par l’AfD, représentée en première ligne par son trublion, Björn Höcke, conseiller régional dans le land de Thuringe, un nostalgique du 3ième Reich qui ne manque jamais la moindre des occasions pour provoquer les femmes et hommes politiques en fonction. Parmi ses cibles préférées, l’actuel ministre de l’agriculture occupe une place particulière dans le sens où Cem Özdemir est le premier homme politique d’origine turque à avoir intégré une équipe gouvernementale. Avec le Chancelier Olaf Scholz et la présidente des Verts Ricarda Lang, il a été caricaturé en rat, un animal qu’il est indispensable d’éradiquer en urgence (**) pour sauver une société en détresse. Si la majorité des participants a fait le déplacement à Berlin pour défendre les intérêts du monde agricole, il a été toutefois impossible pour les organisateurs d’empêcher l’infiltration de groupes perturbateurs ne cachant pas leur affiliation à des mouvements d’extrême-droite à l’instar de Der dritte Weg (La 3ième voie), Freien Sachsen (la Saxe libre) ou de mouvement anti-islam Pegida. Mais parallèlement à cet aspect plutôt morbide de l’événement est apparu un phénomène beaucoup plus rationnel, celui consistant à ne plus tenir responsables les agriculteurs des conditions de vie des animaux.

Jochen Bochert : un proche d’Helmut Kohl qui avait prévu et compris avant l’heure la crise du monde agricole.
Cem Özdemir porte deux fardeaux : il est d’origine turque et adhère au parti des Verts !

Taxer les grandes surfaces

Chacun sait en effet, que l’élevage intensif et l’industrialisation à outrance de l’agriculture sont causés par la concurrence acharnée que se livrent les grandes chaînes de distribution, lesquelles utilisent les denrées alimentaires comme produit d’appel. Rien de mieux qu’une escalope de veau ou une côtelette de porc à un euro et quelques centimes pour attirer le chaland. Cette marchandisation de la viande animale mais aussi de tous les produits dérivés (lait, crème, yaourts, œufs, beurres et fromages) est la cause principale de la précarité des agriculteurs. Cette réalité, l’ancien ministre de l’agriculture sous Helmut Kohl, Jochen Bochert, l’avait déjà dénoncée entre 1993 et 1998. Bochert avait alors lancé l’idée d’instaurer une taxe sur les produits d’origine animale dont seraient redevables tous les supermarchés. Le produit de cet impôt indirect était censé être reversé aux agriculteurs afin que ces derniers puissent améliorer leurs revenus tout en privilégiant la qualité de vie et l’environnement des animaux. Issu d’une famille d’agriculteurs et titulaire d’un diplôme d’ingénieur agronome, Jochen Bochert a été un des rares ministres de l’agriculture européens, à connaître parfaitement le ressort dont il avait la charge. Pour mener à bien son projet de taxe, il mit sur pied une commission chargée d’évaluer le volume généré. Sur la base d’une taxe de 40 centimes par kilo de viande, 15 centimes par kilo de beurre et de fromage, et de deux centimes par kilo de lait, produits laitiers et œufs et à partir des prévisions en terme de consommation, Jochen Bochert et ses experts avait estimé réaliste un montant global annuel de recettes de 3,6 milliards à partir de 2040. Cette initiative, à laquelle s’étaient opposés les libéraux, membres de deux derniers gouvernements d’Helmut Kohl, Cem Özdemir a l’intention de la ressortir du tiroir et de l’appliquer dans un premier temps dans la branche porcine qui fait l’objet de vives attaques de la part des associations luttant contre la maltraitance animale. La partie n’est toutefois pas encore gagnée car il va devoir convaincre son collègue chargé des finances, le libéral Christian Lindner qui va se retrouver contre son gré face à un dilemme. Soit il accepte l’instauration de cette taxe ce qui signifierait qu’il déroge à sa propre philosophie consistant à ne pas créer de nouveaux impôts, soit il s’y oppose ce qui prouverait alors qu’il est complètement insensible aux conditions de vie des animaux. Cette rébellion des agriculteurs se déroule à un moment stratégique à quelques mois des élections européennes. Un scrutin que l’AfD ne cache pas vouloir utiliser comme tremplin à une future percée à l’échelon national. A peine trois mois plus tard, des élections régionales auront lieu dans trois länder de l’est du pays (Brandebourg, Saxe et Thuringe) où tous les sondages la positionne en tête des intentions de vote. La proposition de Cem Özdemir suffira-t-elle pour calmer la tempête. Le ministre veut y croire partant du principe que les agriculteurs savent faire preuve de sagesse en transcendant les clivages politiques. Ils ne raisonnent pas en tenant compte de la durée d’une législature mais de celle d’une génération. kb & vp

(*) Le ministre de finances libéral Christian Lindner avait prévu de supprimer dès 2024 les aides à l’achat de diesel. Face à la pression du monde agricole, il est revenu sur cette décision qui demeure d’actualité mais qui s’opérera par étapes successives jusqu’en 2026.

(**) Les rats qui ont toujours fait partie des animaux les plus rebutants ont toujours été utilisés pour effrayer les foules et tourner en dérision certaines minorités et plus particulièrement la communauté juive. Cette symbolique s’est propagée à grande échelle sous le 3ième Reich pour populariser la propagande nationale-socialiste.

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