La (trop) longue révolte des nouveaux esclaves !

Allemagne/Europe Centrale/Europe Orientale – Les nombreux automobilistes qui s’arrêtent sur l’aire de repos de Gräfenhausen à proximité de Francfort sur le Main pour y faire le plein ou s’y reposer quelques minutes avant de reprendre la route, s’étonnent de la présence permanente de poids lourds qui ont investi le lieu depuis plusieurs mois sans bouger d’un iota.

Chauffeurs-routiers dans l’attente de longues et très difficiles négociations.

Et s’il en est ainsi, c’est parce les routiers qui sont censés les conduire ont engagé une épreuve de force à l’encontre de leurs employeurs, lesquels s’étant permis soit de réduire leur rémunération, soit carrément de ne plus les verser. Cette nouvelle forme d’esclavagisme contre laquelle aucune directive européenne n’est en mesure de mettre un terme, frappe prioritairement des chauffeurs-routiers originaires d’Europe Orientale et plus particulièrement de Géorgie et d’Ouzbékistan. Ceux qui sont directement responsables de cette situation, sont des entreprises d’expéditions implantées généralement en Pologne ou dans les pays baltes qui profitent de l’appartenance à l’Union Européenne pour s’assimiler à des pays occidentaux où il est facile de s’enrichir. Selon l’alliance « Fair Mobility », proche des syndicats allemands, la Pologne et la Lettonie ont délivré jusqu’en décembre 2020 quelque 170.000 permis de poids lourds qui permettent à leurs titulaires de sillonner les routes de tout le continent européen dans des conditions pour le moins douteuses. Les employeurs qui mériteraient d’être lourdement sanctionnés, agissent en toute légitimité et font usage de toutes les astuces pour justifier leur comportement. Ils utilisent par exemple des taux de conversion défavorable et n’hésitent pas à surfacturer les réparations consécutives à des dommages causés sur les véhicules. L’entrepreneur le plus zélé est le groupe polonais Agmaz & Luk Maz. qui gère une flotte de quelque 1,000 poids lourds Mercedes et qui a pris l’habitude de recourir à des sous-traitants pour respecter ses engagements de livraison, ce qui rend naturellement très opaques les relations employeur-employés. Ces derniers étant assimilés à des prestataires de service indépendants et non à des salariés. C’est à partir du jour où une nouvelle réduction de salaire a été autoritairement décrétée que le vase a débordé. Depuis plus de six mois, une soixantaine de routiers refusent de reprendre le volant et revendiquent leurs droits. Ce mouvement de protestation a permis aux chauffeurs-routiers allemands de découvrir la réalité de leur profession lorsqu’elle est exercée par leurs collègues d’Europe Orientale et grâce de ce mouvement inédit de grève est né une sentiment salutaire de solidarité, ce qui encourage les nouveaux « esclaves de la route » à poursuivre leur combat.

Véhicule militaire transporté en Allemagne au service d’un employeur polonais prêt a défier la loi pour briser la grève des routiers.

Des syndicats allemands solidaires

Ces derniers ont vu aussi se rallier à leur cause des habitants de la région qui leur apportent vivres et réconfort. Très conciliants à leur égard le sont aussi les personnels en activité sur l’aire de repos qui mettent à la disposition des grévistes les structures dont ils ont besoin pour survivre. Par ailleurs, un poids-lourd a été muté en cuisine populaire qui permet aux grévistes de préparer leur repas avec les produits que leur apportent des bénévoles des environs. Ces divers soutiens, spontanés, permettent aux chauffeurs-routiers de ne pas baisser les bras, y compris lorsque des bâtons sont dressés devant leurs roues à l’instar de ce qui s’est produit pendant le week-end pascal. Sous prétexte qu’il craignait que ses véhicules ne soient pas en sécurité,  le groupe Agmaz & Luk Maz n’a pas hésité à sortir l’artillerie lourde et s’est permis d’envoyer sur le lieu de grève une milice équipée de véhicules militaires. Cette riposte, totalement illégale, a provoqué des émeutes entre les camionneurs et ces agents de « sécurité » privés vêtus d’une tenue intimidante et de gilets pare-balles. Les forces de l’ordre allemandes ont été contraintes d’intervenir avant que dix-neuf personnes soient mises en garde en vue. La parquet de Darmstadt examine les accusations de violation du territoire, de tentative de contrainte et de coups et blessures.

Edwin Atema : il est venu spécialement des Pays-Bas pour soutenir et conseiller les grévistes.

Un conseiller néerlandais

Les routiers en grève sont des hommes robustes et sûrs d’eux. Ils n’ont pas l’intention de se laisser intimider et s’ils ont enclenché leur mouvement en Allemagne, c’est parce que ce pays est un pays démocratique où leur employeur n’a aucune influence. « Nous faisons grève ici pour que d’autres chauffeurs ne soient plus exploités à l’avenir » déclare Sultidze, un Géorgien de 35 ans et l’un des premiers à s’être engagé dans ce combat. Le plus gros problème auquel sont confrontés les grévistes est leur méconnaissance de la langue allemande. Ils ont par conséquent besoin d’une personne qui puisse parler à leur place pour défendre leurs droits. Ils l’ont trouvée en la personne d’Edwin Atema, un Néerlandais qui a effectué toute sa carrière dans le transport international et qui connaît mieux que quiconque les réglementations en vigueur dans les différents pays, celles concernant notamment le temps de conduite, la durée obligatoire des pauses et du temps de sommeil. Atema craint que le groupe Agmaz & Luk Maz ne lâche pas du leste de sitôt car le faire serait alors prendre le risque de voir les sept cents autres chauffeurs du groupe se mettre en grève pour négocier de meilleures rémunérations et conditions de travail. Grâce à un semi-remorque qu’ils ont transformé en centre d ‘information et équipé de Messenger toutes les communautés de routiers sont informées de l’évolution du conflit, lequel ne laisse pas indifférents les syndicats allemands traditionnels qui ont pris conscience du désarroi et de la vulnérabilité de ceux qu’ils ont longtemps considérés comme des rivaux sans foi, ni loi. Or, la réalité est toute autre, comme l’a constaté l’équipe de « Fair Mobility », une entité financée par le ministère fédéral du travail. Parce que tous ses membres maîtrise au moins une langue étrangère, ils ont pu s’entretenir avec plus de huit mille chauffeurs-routiers originaires des trois pays du Caucase mais aussi du Tadjikistan, du Kazakhstan ou du du Kirghistan et constater que tous, sans exception, étaient soumis aux mêmes injustices et victimes de la même sujétion à leur employeur. Un des chauffeurs interviewé résume à lui seul les cadences infernales auxquelles il est tenu de se soumettre. Alors que la réglementation européenne stipule qu’après cinq jours de travail, les chauffeurs doivent prendre un repos de 45 heurs en dehors de leur cabine, il a roulé sans arrêt pendant quatre mois en Allemagne avant de pouvoir rentrer chez lui et son hôtel était son camion ! A maintes reprises, ce même chauffeur a été contraint de renoncer à ses pauses car son véhicule devait être aussi vite déchargé que rechargé pour reprendre une nouvelle destination. En moyenne les chauffeurs-routiers travaillent dix heures d’affilée auxquelles il faut ajouter cinq heures de surveillance du véhicule lorsqu’il est chargé , mais seules huit heures sont rémunérées. A cause de l’importance du trafic routier sur certains tronçons stratégiques, il n’est pas rare que les places de parking sur les aires de repos soient dès 17 heures surchargées, ce qui oblige les conducteurs de poids-lourds à poursuivre leur route pour trouver un nouvel emplacement sur des endroits plus petits voire à l’extérieur des autoroutes. Le cas des chauffeurs biélorusses est également éloquent. Ils sont contraints d’utiliser à leurs frais leur voiture personnelle pour se rendre en Lituanie où les attendent des mini-bus qui les transportent avec d’autres collègues en Europe de l’Ouest. C’est là qu’ils trouvent leur employeur et que leur travail peut commencer. Alors que des centaines de milliers d’entreprises à travers l’Europe sont dépendantes du transport routier pour maintenir en vie leurs activités, tout le monde ferme les yeux sur les conditions de vie et de travail de ces forçats de la route qui fuient leur pays pour pouvoir nourrir leur famille alors qu’au final ce sont eux qui risquent de mourir de faim. kb (Nombre de mots : 1.315)

 

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