Boycott de la culture russe : un sacrilège de mauvais augure

Ukraine/Roumanie/Russie/Italie – Le ministre ukrainien de la culture, Olkesandr Tkachenko, journaliste de formation reconverti dans la production de programmes télévisés, en appelle au boycott général de la culture russe sous prétexte que Vladimir Poutine l’utiliserait comme instrument de propagande. En se comportant de la sorte, Tkachenko a choqué tous ceux qui, à juste titre, considèrent justement la culture comme le meilleur moyen de réconcilier les peuples et notamment ceux qui, quel que soit l’épilogue que connaîtra le conflit, seront forcés de cohabiter.

Olkesandr Tkachenko, ministre ukrainien de la Culture: il estime que la culture ukrainienne peut se substituer à la culture russe !

Un ministre de la culture sans réelle culture

Ce n’est pas en censurant Tchekhov, Tolstoï, Gogol, Dostoïevski, Gorki ou Maïakosvki, encore moins Chostakovith, Moussorgski ou Scriabine et pourquoi pas Chagall ou Kandinski, qu’il pourra être mis un terme à la guerre. Il n’y a rien de pire pour un pays, qu’il vive en paix ou non, que d’avoir à la tête de son ministère de la culture un homme inculte et intolérant qui assimile les génies du passé aux tyrans du présent. Si Stephan Zweig était encore parmi nous, il serait le premier à s’offusquer des méthodes douteuses de ce ministre. L’écrivain autrichien, l’un des plus persécutés au cours de 20ième siècle, considérait l’invention de l’imprimerie comme le plus grand événement qu’ait connu l’humanité. Dans « L’unité spirituelle de l’Europe » (*), il écrivait que « le livre est resté l’un des meilleurs messagers de l’âme et des pensées ; le livre permet de surmonter les barrières des langues, de rapprocher les idées, d’atténuer les oppositions par le débat et si les livres, et ceux qui les écrivent , assument l’immense responsabilité qui est entre leurs mains, ils peuvent encore être aujourd’hui les meilleurs annonciateurs d’une entente à venir. » Nostalgique de l’Empire Romain, cet Empire sans frontières bien qu’à cheval sur plusieurs continents, Zweig avait un point du vue identique sur la musique. « Une mélodie, écrivait-il, ne parle aucune langue, elle est compréhensible par tous les peuples , elle appartient à tous sans distinction, tel un don sonore des sphères de l’humanité, elle appartient à tous comme l’air dont elle est l’âme vibrante. Même si les peuples s’affrontent, toujours la musique sera leur bien commun, symbole éternel du lien qui nous unit et je crois que ceux qui comprennent profondément cette langue ne se sentiront nulle part étrangers sur la terre. Tel fut le sentiment des grands musiciens qui surgirent soudain au 18ième siècle. Pour leur sensibilité cosmopolite, ils étaient chez eux sur toute la terre et non pas seulement dans leur langue et leur patrie . Ibi ars ibi patria : ils se sentaient chez eux partout où ils pouvaient créer et agir. Haendel l’Allemand vit à Londres et compose des textes anglais, Gluck l’Autrichien vit à Paris et compose en français, Mozart crée des opéras aussi bien italiens qu’allemands. Cela leur est égal car ils s’adressent à tous. »

Selon Werner Kremm, « l’appel au boycott se place de manière flagrante dans les sphères d’une éducation déficiente. »

« La souveraineté de l’art est un bien de l’humanité »

Après avoir incité à débaptiser les rues et déboulonner les statues portant les noms de ces héros de la culture russe, voilà le jour venu pour ces censeurs de bas étage de s’en prendre à leurs œuvres et ce, dans les lieux les plus emblématiques de la culture européenne, dont fait partie la Scala de Milan où a eu lieu le 6 décembre dernier, la première de « Boris Godounov » de Modest Moussorgski. Soucieux de sa carrière personnelle et aspirant probablement à vouloir devenir ambassadeur, le consul général ukrainien, Andrii Kartysh, en fonction dans la ville italienne, s’est élevé contre cette production lyrique et a demandé à l’instar d’Oleksandr Tkachenko qu’elle soit déprogrammée. On ne peut que se réjouir que cette revendication soit restée lettre morte auprès du directeur de la Scala, le Français Dominique Meyer, du directeur musical, l’Italien Riccardo Chailly et du metteur scène, le Danois Kasper Meyer. Le directeur artistique de la Fenice à Venise, Fortunato Ortombina, s’est solidarisé avec eux en déclarant que « la souveraineté de l’art est un bien de l’humanité ». Pour le journaliste écrivain roumain Werner Kremm qui a publié une tribune libre dans le magazine Allgemeine Deutsche Zeitung, il est extrêmement dangereux de « boycotter une grande culture pour ostraciser un criminel de guerre » car cela peut conduire illico presto à une autre forme d’injustice, celle qui consiste à saborder l’immense travail accompli par des dizaines voire des centaines d’artistes qui se passionnent pour l’art sans ne jamais avoir été complices d’un régime dictatorial. Le consul général Andrii Kartiysh, 55 ans, qui n’a d’expérience que sa très longue carrière dans les petites coulisses du ministère des Affaires Etrangères, ne semble pas connaître l’oeuvre de Pouchkine dont s’est inspiré Moussorgski, encore moins savoir comment est monté un opéra. « Boris Godounov » a nécessité trois années de préparation et des millions d’investissements. Cet opéra a connu un succès retentissant lors de sa première en présence de dirigeants politiques italiens dont la majorité d’entre eux s’était solidarisée avec l’Ukraine et avait dénoncé les agissements de Vladimir Poutine. Et Kremm de s’interroger , « Le ministre ukrainien de la culture croit-il vraiment que l’on peut lutter contre la barbarie, les tueurs et agresseurs d’enfants et de femmes, les tueurs professionnels de sang-froid et les soldats désespérés en boycottant la culture ? » puis de répondre à sa façon : « Le ministre n’a qu’une seule excuse, il a eu de bonnes intentions en raison du contexte. Mais quiconque qui n’est pas implicitement un Ukrainien, le boycott culturel est une absurdité. Aucune blessure de l’Ukraine ne guérira si la Scala de Milan retire « Boris Godounov » de l’affiche, mais peut-être qu’avec « Boris Godounov » des milliers de spectateurs réfléchiront à la Russie et comprendront mieux l’Ukraine, ce qui est en jeu par ailleurs. » (Source : ADZ / Adaptation en français: pg5i/vjp)

(*) « L’unité spirituelle de l’Europe » est en réalité le titre d’une conférence qu’avait tenue Stefan Zweig le 27 août 1936 à Rio de Janeiro puis le 30 septembre 1940 à Sao Paulo. Ce manuscrit d’un actualité déconcertante est intégré dans les écrits politiques rédigés par l’auteur entre 1911 et 1942 et publiés sous le titre générique « Pas de défaite pour l’esprit libre ». Cet ouvrage est disponible en français chez Albin Michel. Il a été préfacé par le romancier, écrivain et dramaturge Laurent Seksik, auteur de « Les derniers jours de Stefan Zweig ». (Nombre de mots : 1.057)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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