L’Autriche sur le chemin des extrêmes

Autriche/UE – Depuis qu’il a été élu Président de la République en 2017, Alexander Van der Bellen, a été amené à nommer quatre Chanceliers, tous membres du parti historique et conservateur ÖVP (Österreichische VolksPartei) et une Chancelière, Brigitte Bierlein, sans étiquette choisie pour constituer un gouvernement technique et provisoire en fonction entre juin 2019 et janvier 2020. Cette instabilité politique a permis au parti d’extrême-droite FPÖ (Le Parti de la Liberté) de renaître de ses cendres et après l’Italie, la Finlande et le Danemark, il n’est pas exclu que cette formation devienne à nouveau l’année prochaine membre du gouvernement comme cela fut le cas entre décembre 2017 et mai 2019 sous le premier gouvernement de Sebastian Kurz. Si on se fie aux sondages réalisés récemment, lesquels placent tous sans exception le FPÖ largement en tête devant ses concurrents, il est fort possible  que son président, Herbert Kickl, puisse devenir le futur Chancelier. Un tel scénario laisserait la porte ouverte aux mouvements les plus radicaux et risquerait de provoquer un tournant dans l’histoire d’une Europe toujours divisée. Pour mieux comprendre le climat politique qui s’est instauré en Autriche, nous avons adapté en français une chronique publiée récemment dans la magazine roumain Allgemeine Deutsche Zeitung, signée par Stefan Bichler, Autrichien vivant en Roumanie depuis plus de 20 ans (1) c’est-à-dire dans un pays que l’Autriche refuse catégoriquement de voir intégrer dans l’espace Schengen.

Herbert Kickl : il est parvenu à faire du FPÖ, la première force politique du pays. Il est connu pour ses raccourcis incisifs en assimilant par exemple J. Chirac à un « Napoléon de poche » !

La sociale-démocratie autrichienne entre le pouvoir et Marx

Après deux participations scandaleuses au gouvernement du parti populiste de droite FPÖ (2000-2006 et 2017-2019), dont la dernière est tombée à la suite de la « vidéo d’Ibiza » , laquelle avait suscité un écho international, la politique intérieure de l’Autriche fait à nouveau des vagues qui se font sentir au-delà des frontières étroites de l’État. Cette fois-ci, ce n’est toutefois pas tant l’éventail des partis de droite mais celui de gauche qui est au centre de l’attention. Les coûts de l’énergie augmentent énormément, tout comme les loyers. L’inflation est nettement supérieure à la moyenne européenne. Dans le même temps, aucun autre pays membre de l’Union européenne ne compte autant d’entreprises cherchant du personnel sans succès depuis aussi longtemps que l’Autriche. Même sur le thème important du changement climatique, la République alpine est loin d’être un élève modèle. Selon un récent rapport de l’Office fédéral de l’environnement, le pays n’atteint clairement pas les objectifs climatiques de l’UE pour 2030, malgré la participation des Verts au gouvernement. Le Parti populaire autrichien (ÖVP) au pouvoir, qui s’est opposé avec tant de véhémence à l’adhésion de la Roumanie à Schengen en décembre, a chuté de plus de dix pour cent dans le baromètre d’opinion, et les Verts d’environ trois pour cent. Ces circonstances, pourrait-on penser, devraient en fait être un turbo pour l’opposition à gauche du centre. Le Parti social-démocrate autrichien (SPÖ), qui a presque toujours obtenu plus de 40 % des voix dans toute l’Autriche de 1945 aux années 1990, parvient tout juste à obtenir une vingtaine de pour cent dans les derniers sondages. Le parti libéral NEOS (La Nouvelle Autriche) progresse modérément et obtiendrait actuellement environ dix pour cent, si l’on en croit les sondeurs. Seul le Parti autrichien de la liberté (FPÖ), populiste de droite, peut apparemment profiter de la faible performance du gouvernement noir-vert, et ce bien qu’il ait été quasiment chassé de la responsabilité gouvernementale il y a quelques années seulement, après être devenu le refuge de la corruption et du népotisme.

Pamela Rendi-Wagner : l’ex-présidente du parti-social démocrate a préféré se retirer du monde politique pour se concentrer sur sa profession de médecin.

Des sociaux-démocrates qui s’occupent… d’eux-mêmes !

Mais de quoi s’occupent les sociaux-démocrates autrichiens face à cette situation ? Ces derniers mois, ils se sont surtout occupés d’eux-mêmes. Bien qu’avec l’épidémiologiste Pamela Rendi-Wagner à la tête du parti, le mouvement ait bénéficié de conditions favorables pour jouer à domicile pendant la pandémie de coronavirus, il n’a pas pu profiter de cet avantage. Au contraire, les querelles internes au parti, alimentées en premier lieu par le gouverneur rouge du Burgenland, Hans Peter Doskozil, ont contribué à une paralysie qui a finalement culminé avec une consultation des membres pour savoir qui devrait diriger le parti à l’avenir. Cet outil de démocratie de base est cependant tellement inconnu dans ce grand et lourd parti que sa mise en œuvre a été entachée par une série de pannes, de modifications du règlement et d’embarras, telle cette girafe du zoo de Schönbrunn qui a fait partie des candidates à la présidence.(2). Outre les moqueries et la malveillance, il s’en est suivi une ascension fulgurante du Parti communiste autrichien (KPÖ), que beaucoup croyaient mort depuis les années 1960. Dans les années 1970 et 1980, le KPÖ s’est distingué au niveau fédéral par une fidélité marquée à Moscou et par sa compréhension du « communisme blindé » soviétique. Plus récemment, le parti d’extrême gauche autrichien s’est offert une cure de renouveau et de rajeunissement, notamment grâce à l’alliance avec les Jeunes Verts, qui se sont séparés des Verts.

Elke Kahr, maire communiste de Graz : grâce à une campagne rondement menée, elle est parvenue à ressusciter le parti communiste.

21,5% de communistes à Salzbourg

Le retour des communistes autrichiens a toutefois commencé vers l’an 2000 à Graz, la capitale de la Styrie. Grâce à une forte concentration sur les questions de politique communale (surtout le logement) et à un travail de communication habile, le KPÖ a pu obtenir depuis 2003 des résultats à deux chiffres aux élections communales de Graz. En 2021, il est même devenu numéro un avec près de 29% des voix et occupe depuis le poste de maire (ndlr/pgi : le première magistrate de Graz est Elke Kahr). Dans le sillage des triomphes de Graz, de bons résultats ont également été obtenus à plusieurs reprises lors des élections au parlement régional de Styrie. Depuis cette année au moins, les succès du KPÖ ne peuvent plus être considérés comme un phénomène local et lors des élections régionales dans le Land plutôt conservateur de Salzbourg, le parti a atteint fin avril plus de 11%. Le résultat partiel dans la capitale du Land atteint même le chiffre incroyable de 21,5 pour cent !
Pendant ce temps, les sociaux-démocrates se sont concentrés sur leurs soucis à la maison. Après la suppression de la girafe et un nombre écrasant d’autres candidats à la présidence, les membres avaient le choix entre trois variantes Hans-Peter Doskozil, Andreas Babler et Pamela Rendi-Wagner et la quatrième étant « Aucun des trois ». Ces dernières années, le gouverneur Doskozil s’est forgé une réputation de représentant de l’aile « droite » du parti. Le fait qu’il ait dirigé temporairement un gouvernement de coalition avec le FPÖ dans son Land, contrairement à un dogme interne au parti vieux de trente ans, a été déterminant. En matière de politique des réfugiés, il a proposé le « modèle danois », dans lequel les sociaux-démocrates se distinguent par une politique d’asile particulièrement dure et enregistrent des succès électoraux. Dans la ville de Traiskirchen, en Basse-Autriche, les locaux d’une ancienne école militaire impériale et royale abritent un centre d’accueil pour les réfugiés et dans l’école des cadets un centre fédéral d’accueil pour les demandeurs d’asile, vulgairement appelé « camp de réfugiés ». Depuis 2014, Andreas Babler est maire de cette ville de 19.000 habitants et s’est fait connaître au-delà de la région grâce à son approche humaine des défis posés par les milliers de demandeurs d’asile dans la localité. Il a ainsi acquis une certaine reconnaissance au-delà des frontières de son parti. Au sein du SPÖ, Babler est surtout soutenu par l’aile gauche du parti et par les jeunes. La cheffe du parti, Pamela Rendi-Wagner (depuis 2018), s’est, quant à elle, retrouvée dans une position difficile. Autant elle a semblé dynamique et couronnée de succès en tant que ministre de la Santé (2017), autant elle a souffert de l’appareil du parti SPÖ, auquel elle n’a pu opposer que peu de poids en tant que personne ayant changé d’orientation. A défaut d’une fraction la soutenant, elle s’est entourée de fonctionnaires expérimentés du parti qui, tant par leur apparence que par leur manière de faire de la politique, rappelaient davantage les méthodes du comité central de l’ex-parti communiste que de celles de sociaux-démocrates du 21e siècle. Le résultat du vote auprès des membres a donné presque exactement un tiers des voix à chacun des trois candidats (Doskozil 33,68%, Babler 31,51% et Rendi-Wagner 31,35%) et seuls 3,5% ont opté pour la variante « Aucun des trois ». Rendi-Wagner a alors fait le choix de se retirer de toutes ses fonctions politiques. Babler a décidé, contrairement au souhait de la direction du parti, de se présenter contre Doskozil lors du congrès spécial dans le cadre d’un « vote de combat ».

Cette girafe qu’un journaliste plaisantin a présentée comme une candidate potentielle à la présidence du parti social-démocrate : de l’humour comme seuls les Autrichiens savent en faire !

L’aile gauche du parti remporte l’élection à la présidence

Lors du congrès fédéral très attendu du 3 juin dernier, Babler a remporté l’élection avec 52,66% des voix. Mais en raison d’une erreur embarrassante de transmission des données, selon la commission électorale, Doskozil a été proclamé vainqueur par erreur. Le résultat correct n’a été annoncé que deux jours plus tard ! Babler, représentant de la gauche dans la lutte interne au parti, est considéré comme flexible sur le fond. Cela pourrait certes être un avantage dans la perspective d’une éventuelle collaboration avec les libéraux et les Verts, mais cela lui a déjà valu de vives critiques. En effet, dans le passé, il a ainsi défendu des positions diamétralement opposées à celles de ces deux alliés potentiels et ce, dans le domaine de la politique de sécurité et de défense ainsi que de la politique européenne. Dans une interview datant de 2020, il qualifiait par exemple l’Union européenne « d’alliance militaire la plus agressive qui ait jamais existé en matière de politique étrangère ». Certes, il s’est depuis distancié de ces déclarations, mais un goût amer subsiste. La profession de foi d’Andreas Babler en faveur du marxisme aura un impact plus durable sur les variantes possibles de la coalition. L’  « austromarxisme », qui était encore cultivé comme référence idéologique au sein du SPÖ jusque dans les années 1970, a été relégué au second plan à partir des années 1980. En 1991, il avait changé de nom et était passé de « socialiste » à « social-démocrate ». Karl Marx est tombé dans l’oubli, sauf dans les rangs de la jeunesse du parti, dont Andreas Babler est issu. Alors qu’il se battait encore pour la présidence du parti, Babler s’est qualifié de « marxiste », mais il est revenu sur cette déclaration peu après. Tactique ou prise de conscience ? Difficile de savoir, toujours est-il qu’Andreas Babler est le président d’un parti très traditionnel et toujours très lourd à gérer. Comme tous ses prédécesseurs, il est intégré dans un grand appareil de parti qui couvre idéologiquement beaucoup de choses, des syndicalistes plutôt conservateurs aux socialistes de gauche en passant par les catholiques socialement engagés et même les marxistes. C’est justement cette énorme largeur de contenu, combinée à une tendance au pragmatisme, qui a été l’une des clés du succès du SPÖ dans les décennies d’après-guerre.

Andreas Babler: il est le seul à pouvoir freiner l’ascension de l’extrême-droite.
Hans-Peter Doskozil : il a joué les trouble-fêtes au sein du parti sociale-démocrate.

De multiples questions aux réponses incertaines

Pendant la période où Pamela Rendi-Wagner, très objective mais peu déterminée sur le fond, présidait aux destinées du SPÖ, la variante d’une coalition à plusieurs couleurs a été régulièrement envisagée dans la Vienne politique, d’autant plus que la capitale fédérale est dirigée au niveau municipal depuis 2020 par une coalition SPÖ-NEOS (3) et qu’il est ainsi devenu clair qu’une collaboration avec les sociaux-démocrates ne constitue pas « en soi » un tabou pour les libéraux.
Si l’on se penche sur l’histoire politique contemporaine de l’Autriche, on constate que les majorités à gauche n’ont été que très rarement possibles. Outre quelques périodes temporaires depuis les années 1990, au cours desquelles la participation des libéraux aurait été nécessaire pour obtenir une telle majorité, cela n’a été possible que dans les années 1970, à l’époque du légendaire chancelier Bruno Kreisky (4), qui pouvait même gouverner avec une majorité absolue. Kreisky était cependant considéré comme un politicien de consensus qui se tenait à distance de la gauche du parti. Des élections législatives sont prévues l’année prochaine. Selon les sondages actuels, la majorité n’est pas suffisante pour la soi-disant «grande coalition » (5). Y aura-t-il une nouvelle édition de la coalition ÖVP-FPÖ qui a déjà échoué lamentablement à deux reprises ? Peut-être même avec le chef du FPÖ Herbert Kickl comme Chancelier fédéral ? Dans la situation actuelle, ce serait en tout cas la seule variante d’une coalition à deux. En raison de l’affaiblissement de l’ÖVP, une coalition des conservateurs avec NEOS et les Verts semble hors de portée. A l’heure actuelle plusieurs questions demeurent en suspens : Babler parviendra-t-il à dissiper les doutes des libéraux du NEOS quant à ses déclarations sur la lutte des classes ? Réussira-t-il malgré tout à empêcher l’entrée du parti communiste KPÖ au parlement ? Le parti NEOS sera-t-il suffisamment fort en tant qu’aile droite d’une éventuelle coalition de centre-gauche pour attirer également les électeurs de la droite modérée ? Les Verts seront-ils encore en mesure de participer à un gouvernement après leurs modestes performances exécutives de ces dernières années ?
Au vu des fluctuations d’humeur souvent extrêmement rapides de certaines parties de la population ces derniers temps, ainsi que de certains remous de politique intérieure qui sommeillent encore dans l’ombre, par exemple dans le cadre d’une série de procès pour corruption autour de l’ÖVP, toute tentative de pronostic ne serait pas sérieuse. Ce qui est sûr, c’est que le suspense reste entier en amont du Danube. sb (Adaptation en français et rajouts en fin d’article: pg5i/vjp)

(1) Stefan Bichler, né en 1977, vit depuis plus de 20 ans à Sibiu en Roumanie où il dirige la plate-forme « Romanian Liberals », proche de la famille des partis libéraux européens.

(2) Pour tourner en dérision les luttes internes minant le parti social-démocrate (SPÖ), le journaliste Michael Krone a fait passer une girafe du zoo de Schönbrunn pour une candidate potentielle à la présidence du parti qui s’est retrouvée en lice aux côtés de 72 autres personnes dont quatre femmes. La belle au long cou s’appelle Cameo Parladis et sans le vouloir a provoqué moqueries et railleries sur les réseaux sociaux. Mais plutôt que de faire profil-bas dans un pays mondialement connu pour son nombre impressionnant d’humoristes prenant pour cible les hommes politiques, les instances dirigeantes du SPÖ en ont rajouté une couche. Son directeur fédéral, Christian Deutsch a en effet déclaré que la girafe avait bel et bien une adresse postale et une adresse-mail (en l’occurrence celles du zoo) et qu’à l’avenir il sera nécessaire de filtrer les fausses candidatures.

(3) NEOS (Das Neue Österreich und Liberales Forum) est une formation politique récente fondée en 2012 et qui a pour ambition de s’adresser à la classe moyenne moderne et libérale. Elle détient actuellement quinze représentants à l’Assemblée Nationale, soit 8% des sièges mais seulement un au Parlement Européen.

(4) Bruno Kreisky (1911-1990) est le seul Chancelier social-démocrate a être resté au pouvoir treize années consécutives de 1970 à 1983. Il a été l’artisan de multiples réformes sociales et économiques et a su jouer de la neutralité de son pays pour se faire le porte-parole des causes les plus difficiles notamment dans le cadre du conflit opposant Israël à la Palestine. Il a été le premier des chefs d’Etat occidentaux à accueillir Yasser Arafat à Vienne puis à reconnaître l’OLP.

(5) Selon les dernières enquêtes publiées par les six instituts de sondages, le FPÖ arrive en tête avec 28 à 30% des voix, devant le parti conservateur au pouvoir ÖVP (entre 20 et 24%) et le parti social-démocrate (entre 20 et 26%). Quant aux partis des Verts et des libéraux (NEOS), ils sont à quasi égalité avec des performances allant de 8 à 11%. A priori, le parti communiste KPÖ avec 4% n’obtiendrait pas un nombre de voix suffisant pour faire son entrée au Parlement mais d’ici les prochaines élections cette donne peut changer.

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