Protéger au plus vite la culture ukrainienne

Ukraine/Russie – On estime à plusieurs milliers le nombre de biens culturels qui ont été entièrement détruits ou sévèrement endommagés par les opérations militaires se déroulant depuis plus d’un an sur le sol ukrainien. Beaucoup soupçonnent les Russes de cibler prioritairement ces sites pour mettre un terme à l’identité et à la culture ukrainiennes, un des moyens les plus efficaces pour imposer à terme leur idéologie et leur histoire et faire oublier les exactions commises par le KGB sous l’ère soviétique et plus particulièrement pendant la période stalinienne.

Faire oublier l’histoire

Le ministère ukrainien de la culture a déjà recensé les biens détruits mais leur liste s’allonge de jour en jour et le risque est grand que le site Internet censé dresser l’inventaire le plus exhaustif possible des dommages causés par la guerre et alerter l’opinion nationale et internationale ne reflète qu’une partie de la réalité. En effet, parmi les édifices concernés, on trouve aussi bien des musées que des bibliothèques, des églises, des théâtres, des écoles, des universités, des monuments commémoratifs, des cimetières mais aussi des centaines d’habitations qui avaient été classées monuments historiques. A ce «massacre » s’en greffe un second, celui qui concerne les centaines de milliers d’ouvrages littéraires et philosophiques attestant la réalité de la culture ukrainienne; laquelle sous de nombreux aspects, notamment linguistique, est souvent très éloignée de sa voisine russe. Dans la région de Kharkov , le musée littéraire de Skoworoda qui porte le nom du plus célèbre des philosophes ukrainiens (1) a été détruit et il en a été de même des archives de la fondation Tchornovol située dans la ville désormais martyr de Boutcha et de celles de Tchernihiv, ville considérée comme le berceau de la religion orthodoxe, où étaient conservées les archives du KGB et du commissariat du peuple aux affaires intérieures (NKVD), autant de documents qui s’avéraient indispensables à la compréhension de l’histoire contemporaine ukrainienne.

Selon Matthias Müller, professeur d’histoire de l’art à l’Université Johannes Gutenberg de Mayence et cofondateur de l’Ukraine Art Aid Center (UAAC), un certain nombre de points doivent être clarifiés pour sauver le patrimoine ukrainien. Parmi le plus urgent, il suggère la mise en place d’une structure indépendante qui serait libérée de la bureaucratie paralysante qui est encore de règle dans le pays et qui supposerait la mise à l’écart des organisations gouvernementales y compris les ministères. Carte blanche devrait être donnée directement aux personnels des musées, des archives et des bibliothèques qui sont, à son avis, les mieux placés pour coordonner les mesures potentiellement envisageables. Matthias Müller plaide par ailleurs pour une logistique professionnelle incluant des entreprises de transports professionnelles dotées de partenaires fiables à l’étranger. Un des meilleurs moyens de protéger les œuvres ukrainiennes consisteraient en effet à les stocker temporairement voire les exposer dans des musées situés à l’étranger. Cette possibilité nécessiterait toutefois l’existence d’un réseau de confiance afin que les biens concernés ne soient pas détournés de leur objectif, en l’occurrence une meilleure connaissance de la culture ukrainienne hors frontières.

  • Cathédrale de la Laure des Grottes

 

Un travail de titans

Bien qu’il n’ait été créé qu’au printemps 2022, c’est-à-dire dès le lancement de « l’opération spéciale » initiée par Vladimir Poutine , l’UAAC a déjà effectué un travail de titans en sécurisant le maximum d’oeuvres. Entre mars et décembre 2022, trente camions, trois bus et trois containers ferroviaires avaient déjà déplacé plus de 1.500 palettes et plus de 250 tonnes de matériels, le tout ayant été acheminé en direction de cinq cents institutions sûres . Cette opération a permis de documenter,  d’emballer et de sécuriser des collections dont celles du musée national Andrej Sheptytsky de Lviv sur l’art médiéval ukrainien et du musée d’art international Khanenko de Kiev qui sont désormais à l’abri dans des bunkers, des caves mais aussi des grottes. Celles de deux autres hauts lieux de la culture ukrainienne, le musée d’archéologie et de sciences naturelles de l’université Karasin de Kharkiv et le musée d’art occidental et oriental d’Odessa ont pu elles aussi être protégées des bombardements ou des tirs d’artillerie. Aussi louables ces initiatives soient-elles, elles ne suffiront hélas pas à réparer les dommages causés sur un nombre considérables d’oeuvres et de documents. Il faut agir vite pour sauvegarder la mémoire du pays, ce à quoi s’attelle depuis le début du conflit le SUCHO (Saving Ukrainian Cultural Online), un projet porté par des centaines de bénévoles eux-mêmes soutenus par de nombreuses institutions culturelles internationales. Cette structure a déjà archivé, protégé et sécurisé plus de cinq mille sites web, dont beaucoup étaient menacés car leurs contenus racontent l’histoire réelle de l’Ukraine indépendante. Les archives fédérales allemandes ont contribué à ce projet en fournissant des scanners à leurs homologues ukrainiennes. Par ailleurs le centre de documentation allemand pour l’histoire de l’art de Marbourg a apporté son soutien pour que les bâtiments menacés par la guerre soient photographiés afin qu’ils puissent être ultérieurement reconstruits sinon à l’identique du moins au plus près de la réalité. Lorsque l’existence du SUCHO a été connue, des centaines de bénévoles ukrainiens se sont manifestés pour emballer des objets, les déplacer en lieux sûrs, scanner des dossiers et sauvegarder des données. Pour beaucoup d’entre eux, notamment dans les régions de Kharkiv et de Donetsk ce travail était extrêmement risqué et il s’est souvent opéré au péril de leur vie. Par ailleurs, de nombreuses institutions culturelles manquent de personnels à cause des mobilisations et la baisse irrémédiable des salaires.

Des témoignages culturels perdus à jamais

Quoiqu’il en soit, on peut déjà déplorer le pillage partiel de la culture ukrainienne qui n’est déjà plus ce qu’elle a été. Dans la ville de Donetsk le musée d’art Kujindshi a été détruit un mois après le déclenchement du conflit. Idem en ce qui concerne le musée d’histoire de Mariupol. Les pièces restantes de ces deux édifices ont été transportées dans des régions occupées par la Russie. Particulièrement spectaculaire a été le vol par les occupants russes des collections en or conservées dans le ville de Melitopol et datant de l’époque scythique et personne ne sait où ce trésor unique au monde a été transporté. A peine annexées les villes de Donetsk, Kherson, Louhansk et Zaporijja ont été confrontées à des saisies opérées dans toutes leurs structures culturelles. La plus touchée a été Kherson. Avant que ce haut-lieu de la culture nationale ait été libéré par l’armée ukrainienne, les troupes russes ont déplacé en Crimée les collections des deux principaux musées, celui d’histoire régionale et celui d’art Olexi-Shovkunenko, soit au total plus de 800.000 volumes et 15.000 objets. Selon des témoins oculaires ce déplacement s’est effectué en toute hâte dans des conditions chaotiques et catastrophiques, les Russes utilisant des camions militaires voire des bus pour transporter des œuvres fragiles et souvent inestimables car authentiquement ukrainiennes. Selon l’administration nationale des archives, 50% du fonds d’archives auraient été emportés, dont des documents précieux datant des 18ième et 19ième siècle. Pour le peuple ukrainien, les agressions perpétrées à l’encontre de sa culture sont aussi violentes que les confrontations militaires car elles sont la manifestation d’un mépris total à l’égard de l’être humain et de la société civile. Elles provoquent par ailleurs une forme de traumatisme qui frappe toute la population. Le seul aspect bénéfique que porte en elle cette tragédie de destruction massive provient du fait, du moins faut-il l’espérer, qu’elle pourrait contribuer à souder les communautés et les minorités. Etant donné que l’agresseur, en s’attaquant à tous les édifices publics dont les églises, les écoles et les universités, ne fait aucune distinction et contribue à faire de tout un chacun une victime potentielle, la solidarité à toutes les chances de primer sur l’égoïsme, le pire des fléaux en temps de guerre. Par ailleurs, le sabordage de la culture a contribué à ce que le pays soit moins isolé qu’il ne l’était jusque là. Mis à part les pays proches ou limitrophes que sont la Russie, la Biélorussie, la Pologne et les trois territoires baltes, qui connaissait la richesse du patrimoine culturel ukrainien avant le conflit ? Au mieux, une infime minorité se limitant aux proches de la diaspora ukrainienne à condition toutefois que les membres de cette même diaspora l’est promue dans les pays qui les accueillaient.

Se préparer à une année « zéro »

La plupart des pays se solidarisant avec l’Ukraine estiment déjà au milliard d’euros près le montant des aides dont Kiev va avoir besoin pour réparer les dégâts causés par le conflit. Selon le premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal, certains travaux de reconstruction ont déjà commencé. Cette stratégie pour le moins insolite étant donné que le conflit s’enlise, a pour objectif de prouver à l’agresseur l’attachement des Ukrainiens à leur indépendance et de confirmer ainsi leur capacité de résistance. Alors que le chef du gouvernement ukrainien n’a publié aucune donnée précise sur le coût de cette initiative, la Banque Mondiale a annoncé quant à elle une première estimation qui s’élève à 411 milliards de dollars US alloués à neuf secteurs : habitat (68,6 Mrd.), social (75,8 Mrd.), transports (92,1 Mrd), énergie et matières premières (47 Mrd.), déminage des munitions et des explosifs (37,6 Mrd.) commerce et industrie (29,7 Mrd.), agriculture (23,2 Mrd.) et infrastructures diverses (17,3 Mrd.). Comme on le constate à la lecture de cette liste, aucun budget spécifique à la réhabilitation, restauration ou reconstruction des biens culturels n’a été évalué alors que ces trois postes suscitent déjà de nombreuses interrogations. Tous les Ukrainien(ne)s et notamment celles et ceux contraint(e)s à l’exil veulent savoir s’il leur sera possible ou non de retrouver un jour leur ville dans l’état où il l’ont quittée ou s’ils devront s’accoutumer à de nouvelles constructions à l’instar de ce qui s’est produit en Allemagne au lendemain de la seconde guerre mondiale  en 1945 assimilée alors à une « année zéro »? Lors de la publication de son estimation, Anne Bjerde, vice-présidente de la Banque Mondiale pour l’Europe et l’Asie, a tenu des propos rassurants. Consciente que « le redressement et la reconstruction de l’Ukraine prendront plusieurs années » elle mise sur « la résilience et la détermination du pays ainsi que sur le soutien des partenaires pendant l’invasion pour limiter les dégâts et réduire les besoins. » Ce genre de projection est toutefois inquiétant car il occulte les mesures dont les milieux culturels ont présentement besoin. Tous s’interrogent par exemple à savoir si le statut de « patrimoine culturel mondial » est suffisant pour protéger des sites prestigieux dont la cathédrale Sainte-Sophie ou le monastère troglodyte de Kiev sont les plus emblématiques. Si de tels édifices venaient à être bombardés, cela serait alors un choc pour la population ukrainienne toute entière. Ces mêmes personnes s’inquiètent par ailleurs de la sécurisation des œuvres ayant été déplacées et plus particulièrement des archives qui doivent être conservées à la bonne température et à l’abri des dégâts des eaux et des incendies. Autant de questions en suspens, dont les réponses ne dépendent pas uniquement des décisions gouvernementales des pays solidaires de l’Ukraine en guerre. L’Ukraine ne se développera pas durablement en paix si elle n’a pas les moyens de redorer le blason de sa culture et de sa langue pour la défense de laquelle ses habitants se battent depuis plus d’un siècle. vk & pg5i/vjp (Nombre de mots : 1.915)

(1) Grigori Skoworoda est né en 1722 à Tchornoukhy près de Poltava, alors dans l’Empire russe, dans une famille cosaque. Il est connu pour ses poèmes en prose qu’il écrivait en latin et sa doctrine philosophique dans laquelle il glorifie le Christ. Gagnant sa vie en tant qu’enseignant, il a vécu à partir de 1754 dans la ville de Karkhov près de laquelle où il est décédé en 1794. Il a inspiré de nombreux auteurs sont dont le plus connu est le poète Pavlov Tytchyna.

 

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