Plongée dans le mystère poutinien

Russie/Ukraine -La Russie poursuit brutalement la guerre contre l’Ukraine même en hiver, avec des bombes sur les infrastructures. Cela touche la population civile. Kiev a du mal à mettre à la disposition de ses habitants l’électricité, l’eau, et un chauffage qui fonctionne. Bref, tout ce qui est indispensable pour passer l’hiver.  Aujourd’hui encore, la Russie parle officiellement d’une « opération militaire spéciale », afin d’atténuer le caractère de la guerre. Mais beaucoup de choses ne peuvent plus être cachées : les échecs sur le front, le retrait presque total de l’armée russe de la région de Kharkiv et de Kherson . La mobilisation des hommes, des pères et des fils russes, en cours depuis septembre – a surtout mis en évidence les pertes subies jusqu’à présent du côté russe. Tout cela entraîne-t-il un changement de mentalité dans la société russe ? Quel est l’impact sur l’état d’esprit de la société russe ? Combien de personnes soutiennent-elles (encore) la guerre ? Les protestations des mères de soldats appelés ont-elles un impact ? Pourquoi n’y a-t-il pas plus de gens qui descendent dans la rue ? Le site decoder a voulu trouver des réponses à ces questions en interrogeant des spécialistes et historiens de la politique russe.

Les Russes continuent-ils à soutenir Vladimir Poutine ?

En surface, oui, la plupart des Russes continuent de soutenir Poutine. Les chiffres n’ont guère changé depuis le début de l’invasion. Selon une estimation grossière tirée de différents sondages il s’agit d’une majorité de 50 à 60 pour cent de la population. Cette stabilité dans les valeurs est remarquable mais en même temps suspecte, si l’on considère les hauts et les bas du déroulement de la guerre en Ukraine, mais aussi les événements en Russie même.
Il y a plusieurs approches pour interpréter ces chiffres. La plus plausible est que cette opinion majoritaire est réelle, tout en étant peu marquée. Explication : dans la société russe, il existe des deux côtés du spectre , aussi bien chez les partisans de la guerre que chez les opposants, une petite part très convaincue de 10 à 20 pour cent. Mais la majorité donne des réponses auxquelles elle ne croit pas fermement, mais qu’elle juge socialement appropriées dans le contexte donné. Dans ce contexte de guerre, cela signifie que la plupart des gens soutiennent le conflit pour des raisons patriotiques, même s’ils se sentent extrêmement mal à l’aise. Cela est également en accord avec les données qui montrent qu’un nombre important et croissant de personnes interrogées parlent de peur et de dépression. En outre, le plus grand groupe de personnes interrogées dans les enquêtes Lewada (1) a opté pour des négociations visant à mettre fin à la guerre. Ainsi, si l’inquiétude grandit, elles ne s’opposent pas (encore) à la guerre.
Par souci d’exhaustivité, il convient de mentionner les autres interprétations possibles des chiffres, même si elles semblent moins plausibles. L’une des thèses est que les données sur le soutien à Poutine pourraient être aussi stables en raison de la peur de la répression. Ainsi, elles contiendraient en grande partie des réponses erronées et ne seraient donc que peu significatives. On peut toutefois objecter que de nombreux sondages utilisent également des techniques qui empêchent les personnes interrogées de falsifier leurs réponses par peur. On peut donc plutôt supposer que la peur n’est pas la raison principale de ces valeurs élevées.
Autre explication : la stabilité des données pourrait provenir du fait que la société russe est polarisée, entre une grande partie de la population qui soutient la guerre et une partie beaucoup plus petite qui la rejette. La stabilité des données à un niveau de soutien de 50 à 60 pour cent pourrait alors s’expliquer par le fait que les gens sont fortement convaincus et diabolisent ceux qui ne sont pas d’accord, ce qui serait des caractéristiques typiques d’un pays polarisé. Dans un tel cas, les opinions ont généralement tendance à être immunisées contre les nouvelles preuves, de sorte que les opinions ne changent pas, quoi qu’il arrive au cours de la guerre. Si tel était le cas, la conclusion resterait certes la même : alors que la Russie est en guerre, la plupart de la génération plus âgée et même une partie de la jeune génération continuent de soutenir la guerre. Mais là encore, il faut faire preuve de discernement.

Quoi qu’il en soit, l’évaluation de l’état d’esprit de la société russe est devenue plus difficile ces derniers mois. Le défi réside dans les pressions contradictoires qui pèsent sur l’opinion publique. En cas de guerre, même en cas d’invasion brutale et injustifiée d’un voisin pacifique, les citoyens se sentent mis sous pression par la propagande d’Etat et les attentes de la société par d’autres. On assiste alors à un effet « ralley-around-the-flag » qui consiste à se rassembler derrière le président. La comparaison avec les chiffres que nous avions recueillis avant l’invasion montre que cet effet joue actuellement un rôle important en Russie : nos propres sondages montrent qu’avant la guerre, les Russes s’intéressaient peu aux soi-disant « territoires perdus » de l’ancienne Union soviétique. L’opinion publique russe n’a pas demandé cette guerre.

(Propos recueillis auprès de Graeme Robertson, professeur de sciences politiques à l’Université de Caroline du Nord à Chapel Hill)

Les doutes ne se sont-ils pas exacerbés après la décision de mobiliser les troupes ?

Les doutes sur la guerre ont effectivement augmenté depuis la mobilisation. Les données suggèrent que cela inquiète bien davantage les gens. Deux paramètres peuvent être mis en évidence :

01- Les données du centre Lewada montrent clairement qu’environ 65 % des personnes interrogées (situation en octobre 2022) sont préoccupées par la mobilisation contre 28 % au début de la guerre (février 2022). Dans l’enquête Lewada, le pourcentage de personnes qui pensent que l’opération militaire sera un succès a diminué au cours des derniers mois, passant d’un pic de 73 pour cent en mai à 53 pour cent en septembre 2022. Cette inquiétude vis-à-vis de la guerre semble se répandre lentement, encouragée par la mobilisation et, éventuellement, par ce que l’on apprend sur le nombre élevé de victimes sur le front.

02- Beaucoup s’inquiètent également de leur avenir économique ou sont aussi en conflit à cause de la guerre. Il existe ainsi un océan de sentiments contradictoires, dans lequel les Russes soutiennent une guerre que la plupart d’entre eux souhaiteraient voir se terminer dès demain. Ces déplacements se produisent toutefois plutôt sous le radar, tandis que le degré de soutien à l’action du président dans les chiffres généraux, pour les raisons mentionnées ci-dessus, n’en est pas affecté dans une large mesure.

(Propos recueillis auprès de Graeme Robertson)

Pourquoi le nombre de personnes descendant dans les rues est-il aussi faible ?

Le manque de manifestations de masse en Russie s’explique par des raisons complexes. D’une part, il faut partir du principe qu’une grande partie de la population considère certes la guerre comme un mal, mais qu’elle est convaincue que la Russie est pour ainsi dire contrainte de l’extérieur à la mener. C’est (aussi) le résultat de la propagande étatique à grande échelle. Même là où une telle propagande n’est éventuellement pas efficace, le retrait complet dans la sphère privée a souvent un effet, un détournement de la politique en général, comme on l’observe souvent dans les systèmes autoritaires. Seule la mobilisation a fait prendre conscience à de nombreuses personnes en Russie qu’elles ne pouvaient pas attendre la fin de la guerre dans leur appartement. Malgré tout, cela n’a pas non plus mobilisé un large mouvement de révolte. De plus, il y a peu d’expérience en matière de protestation efficace et il manque des organisations stables pour rassembler les participants dans la rue pour des protestations à grande échelle et pour les coordonner à long terme. Les forces d’opposition qui auraient été en mesure de le faire à l’instar des soutiens à Alexej Nawalny  avaient déjà été interdites et démantelées par les autorités au cours de l’année 2021. La peur de la répression est grande et, de fait, la machine étatique est trop puissante pour que les protestations, généralement locales, puissent la briser.

Ces conditions ont inévitablement un impact sur les objectifs et les mécanismes de protestation. Pour le moment, seuls ceux qui ne peuvent pas faire autrement de par leur propre position morale protestent. Certains d’entre eux se radicalisent, comme le montrent les incendies de bureaux de conscription. Pour beaucoup d’autres, qui sont contre la guerre, c’est la peur qui l’emporte. Et d’autres encore sont peut-être avant tout contre la guerre parce qu’ils ne veulent pas être eux-mêmes concernés. Ces personnes seraient bien sûr des soutiens importants d’un vaste mouvement anti-guerre. Mais beaucoup d’entre eux tentent de trouver des solutions individuelles, par exemple en fuyant dans les pays voisins. Paradoxalement, des personnes comme l’avocat des droits de l’homme Pavel Tchikov (2), désormais connu et sollicité, peuvent contribuer à ce que le besoin d’action collective n’augmente pas, mais reste plutôt faible : celui qui trouve une solution pour lui-même n’a plus besoin de protester.

(Propos recueillis auprès de Jan Matti Dollbaum, professeur à l’Université de Brême et Wladimir Gelman, membre de l’Aleksanteri Institut d’Helsinki)

D’autres manifestations, plus modestes, existent-elles ?

Depuis le début de la guerre, de nombreuses actions ont été menées pour protester contre la guerre, même si on en entend peu parler. Ces actions sont souvent discrètes, mais elles ont lieu. Il s’agit le plus souvent d’actions individuelles ou de groupes isolés, à peine coordonnées.

Ilya Yashin

De même, les manifestations qui ont eu lieu, notamment au cours des premiers mois de la guerre, étaient rarement initiées par des groupes politiques, mais plutôt spontanées. Elles ont été brutalement réprimées et dispersées par les organes de sécurité. Lorsque le groupe d’opposition Wesna (3)  a appelé à des sit-in dans tout le pays cinq semaines après le début de la guerre, il n’y avait déjà plus guère d’écho. Les raisons en sont multiples : outre le manque de coordination, le fait que des centaines de milliers de personnes politiquement actives aient quitté le pays joue un rôle important. En outre, la répression en Russie a augmenté massivement. Les critiques sont poursuivis pénalement, de manière arbitraire et sélective. Début décembre, Ilya Yashin (4), l’un des rares politiciens d’opposition encore présents dans le pays, qui s’est exprimé haut et fort contre la guerre, a par exemple été condamné à huit ans et demi de prison pour ces critiques. Les formes actuelles de protestation comprennent par exemple des veillées et des tracts anonymes appelant à ne pas suivre les instructions de mobilisation et donnant des conseils juridiques à ce sujet. Les restrictions existantes ont également conduit à une énorme créativité, à un langage codé de la protestation. On trouve ainsi des graffitis, des autocollants, des slogans tagués dans la rue, des protestations féministes, ou encore des étiquettes de prix remplacées dans les supermarchés. On trouve des messages anti-guerre et des actions symboliques comme des chaussettes d’enfants fixées sur des clôtures ou des bodies pour bébés tachés de rouge pour symboliser les victimes civiles en Ukraine.

Quelle est alors l’efficacité de ces actions ?

La résistance visible publiquement est ainsi surtout devenue plus anonyme et ne peut pas faire céder le régime. Au moins, les personnes qui ne sont pas d’accord tentent de cette manière de rendre la guerre visible au quotidien, d’empêcher qu’on s’y habitue. Cela peut signaler à tous les opposants à la guerre qu’ils ne sont pas seuls avec leur position dans la société russe où les données montrent qu’une majorité soutient le cours politique du pays.

La rébellion des femmes, mères ou épouses de soldats mobilisés, pourrait-elle se généraliser ?

En réalité : non. Bien qu’il y ait eu et qu’il y ait encore des protestations et des requêtes de mères de soldats appelés, elles n’ont pas encore donné le signal d’une croissance d’un mouvement de protestation plus important. Le cas le plus connu est celui des protestations au Daghestan en septembre 2022, lorsque quelques dizaines de femmes en colère ont bloqué la route pour protester contre la mobilisation de leurs fils et de leurs maris. Mais il faut garder à l’esprit que la plupart de ces « éruptions » n’étaient pas dirigées contre la mobilisation en tant que telle, mais contre la manière dont elle avait été exécutée.

« Il n’y a donc aucun doute : on ne peut pas parler d’activités collectives sérieuses des Russes

contre la mobilisation »

C’est une caractéristique typique des protestations en Russie, quel que soit le problème le centre de gravité de la critique se déplace des dirigeants politiques du pays vers les exécutants de leurs ordres. Tous partent du principe qu’ils n’auront pas de succès en protestant contre Poutine.Pour les Russes concernés par la mobilisation, ainsi que pour leurs parents et amis, c’est l’action individuelle qui prime sur l’action collective. C’est pourquoi beaucoup de ceux qui souhaitaient se soustraire à la mobilisation ont quitté la Russie dès l’annonce de celle-ci. D’autres, qui n’avaient pas cette possibilité pour une raison ou une autre, ont tenté de s’y soustraire par tous les moyens possibles et imaginables. Mais même si nous ne connaissons pas l’ampleur de ces actions individuelles, elles n’ont manifestement pas été suffisantes pour influencer la situation dans son ensemble. Il n’y a donc aucun doute : on ne peut pas parler d’activités collectives sérieuses des Russes contre la mobilisation. La protestation des mères, qui s’engagent le plus souvent surtout pour un meilleur équipement et une meilleure préparation de leurs fils au combat et non contre la guerre en tant que telle, ne recèle guère de potentiel à cet égard.

Le nombre de celles qui n’ont pas pu ou voulu s’opposer et qui ont finalement fini par se retrouver au front était finalement assez important pour atteindre les objectifs de la première phase de mobilisation que s’étaient fixés les dirigeants russes. Il reste à savoir si les prochains cycles de mobilisation qui doivent avoir lieu rencontreront une résistance suffisante. Il est possible qu’elle augmente au fur et à mesure que les combats se prolongent et qu’ils font des victimes.

(Propos recueillis auprès de Wladimir Gelman, professeur spécialiste de la politique russe à l’Aleksanteri Institut d’Helsinki)

Quelles répressions les opposants à la guerre peuvent-ils craindre ?

Il était clair dès le début que les protestations seraient traitées avec rigueur et c’est ce qui s’est passé. Le comité d’enquête a immédiatement diffusé un communiqué de presse, le 24 février 2022, dans lequel il mettait clairement en garde contre la participation à des « troubles de masse » et contre la « résistance à l’autorité de l’État« . La menace de poursuites judiciaires directes a été ouvertement brandie : « Selon le code pénal de la Fédération de Russie, de tels délits sont passibles d’une peine d’emprisonnement. Il ne faut pas oublier qu’une condamnation antérieure a des conséquences négatives et se répercute sur le sort ultérieur« . En d’autres termes, le message était le suivant : les gens, n’y pensez même pas !

La réaction des organes de sécurité contre les protestations qui ont tout de même eu lieu dans la rue au cours des premières semaines a été sévère : l’organisation OWD-Info (5) a recensé plus de 15 000 arrestations au cours des premières semaines ,  soit beaucoup plus qu’un an auparavant, lorsque les plus grandes manifestations non déclarées avaient eu lieu. Ces arrestations sont généralement suivies de courtes sanctions administratives et, pour de nombreuses personnes concernées, de procès pénaux au cours desquels des peines d’emprisonnement ou des amendes sont prononcées. A Moscou et à Voronej, il a également été rapporté que les hommes arrêtés lors de manifestations anti-guerre se voyaient remettre l’avis de conscription dès leur arrivé au poste de police. La base juridique existante pour la répression en Russie a ensuite été élargie de manière décisive. Le fait de « discréditer l’armée » ou de diffuser de « fausses informations » sur ses opérations étant passible d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à quinze ans.

Ainsi, il y a des accusations lors de manifestations individuelles avec une affiche sur laquelle on peut simplement lire « Non à la guerre« . A Ivanovo, un procès a même été intenté sur la base du nouvel article contre un homme qui se tenait simplement dans la rue et distribuait des copies gratuites du livre « 1984 » de George Orwell. Aujourd’hui encore, toutes les arrestations sont loin de déboucher sur une inculpation. Mais la répression contre la résistance, même isolée et impersonnelle, qui se manifeste par de petits messages quotidiens, s’est à nouveau drastiquement durcie avec le début de la guerre.

(Propos recueillis auprès de Jan Matti Dollbaum)

Certains prétendent que les élites seraient toujours unies derrière Vladimir Poutine. Est-ce la réalité ? Pourrait-il être question d’un coup d’Etat ?

Rien ne laisse présager une scission imminente des élites russes. Le retrait des troupes russes de certaines régions de l’est et du sud de l’Ukraine, comme Kherson, n’y a rien changé. Pour cela, il faut comprendre que dans un régime autoritaire, une « division » des élites en deux ou plusieurs factions concurrentes à peu près stables n’est possible que si ce régime est dirigé de manière collective. Un tel organe de décision, dirigé collectivement, était le présidium, plus tard le politburo, du comité central (CC) du Parti Communiste de l’Union Soviétique (PCUS).

« Nous avons plutôt affaire à des cliques individuelles dont les intérêts

se recoupent ou se contredisent. »

En URSS après la mort de Staline, de telles divisions y sont apparues et ont également conduit à des changements de pouvoir. C’est par exemple en 1964 qu’une majorité au sein du présidium et du comité central a contraint Khrouchtchev à la démission. Bien que certains analystes et experts opèrent avec de jolis modèles tels que le « Politburo 2.0« , les relations entre Poutine et son entourage n’y ressemblent guère. Il n’existe aujourd’hui aucun mécanisme permettant de prendre des décisions collectives au niveau de la direction de l’Etat. Les réunions au Kremlin auxquelles participent des fonctionnaires de haut rang ressemblent aujourd’hui davantage à l’approbation ostentatoire de décisions que le chef de l’Etat a déjà prises en personne . Les représentants de la direction politique sont également triés sur le volet par le chef de l’Etat. Une scission nécessiterait la coopération de différentes contre-élites. Or, il n’existe pas de base pour une coopération systématique. Nous avons plutôt affaire à des cliques individuelles dont les intérêts se recoupent ou se contredisent.

Evgueni Prigojine

Les alliances et les coalitions se forment donc de manière ad hoc et elles s’effondrent aussi vite qu’elles sont apparues. Elles peuvent développer des objectifs communs, par exemple dans la lutte pour des postes importants ou pour le détournement des flux financiers vers tel ou tel canal, mais pas d’intérêts politiques concrets. Si Evgueni Prigojine (5) critique par exemple ouvertement le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, il ne faut pas considérer ces conflits comme une « division des élites« , mais comme un épisode où il s’agit de redistribuer des rentes, c’est-à-dire pour son propre bénéfice. De tels désaccords n’affaiblissent toutefois pas le régime personnaliste, bien au contraire : Poutine s’en trouve renforcé en obtenant une plus grande marge de manœuvre pour manœuvrer entre les acteurs.

Une alliance ad hoc capable de renverser Poutine n’est guère envisageable. Même si une partie de l’élite préférerait mettre fin à la guerre, le scepticisme prévaut à juste titre quant à la possibilité que des actions collectives conduisent aux changements qu’ils souhaitent. Tant que des alternatives au statu quo actuel semblent irréalistes et/ou indésirables, la stabilité du régime peut être peu menacée. Cela ne signifie pas que tous les représentants des élites russes soutiennent sans réserve toute démarche. On entend parler de leur mécontentement à tous les coins de rue. Mais jusqu’à présent, les démissions ont été bien trop insignifiantes pour avoir un impact. Ainsi, Anatoli Tschubais (6) ne peut difficilement être considéré aujourd’hui comme une voix de poids. Mais surtout, il y a une grande différence entre le mécontentement individuel et l’action collective.

(Propos recueillis auprès de Wladimir Gelman)

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(1) Le Centre Lewada est un institut de sondage d’opinion à but non lucratif. Celui qui a donné son nom au centre, Yuri Lewada (1930-2006), est considéré comme l’un des pères de la sociologie russe moderne. En 2003, il a posé la première pierre de cet institut renommé après que l’ensemble du personnel ait quitté son prédécesseur, le WZIOM, en raison de l’ingérence de l’État. Depuis sa création, le centre est critiqué par les autorités, et en septembre 2016, le ministère de la Justice l’a enregistré comme agent étranger.

(2) Pavel Tchikov est l’un des avocats les plus connus de Russie et dirige l’organisation de défense des droits de l’homme AGORA. Il s’engage pour les droits des victimes des autorités publiques et est membre du Conseil des droits de l’homme du président russe.

(3) Vesna est un groupe politique de jeunes issu du parti libéral Jabloko à Saint-Pétersbourg. En 2012, une querelle interne au parti a éclaté entre deux députés en herbe qui refusaient de céder aux anciens les mandats qu’ils avaient obtenus avec succès. Cela a conduit à leur exclusion, qui a été suivie par d’autres partisans du parti. C’est à partir de là que s’est formé, entre autres, Wesna. Depuis, le groupe a organisé de nombreuses actions de protestation qui ont fait sensation à Saint-Pétersbourg. Wesna a également contribué à la protestation anti-guerre après le 24 février 2022, et est considérée comme l’une des rares forces capables de mobiliser.

(4) Ilya Yashin (né en 1983) est l’un des principaux hommes politiques russes d’opposition. D’abord membre du parti d’opposition Jabloko, il a finalement suivi Boris Nemtsov au sein du PARNAS. Son engagement pour des élections libres et ses actions de protestation parfois spectaculaires lui ont valu une plus grande attention. Après le début de la guerre d’agression russe contre l’Ukraine en février 2022, Yashin a décidé de rester en Russie. Il a condamné la guerre haut et fort, en dépit de la loi sur la censure entrée en vigueur en mars 2022. Sur la base de cette loi, il a finalement été condamné en décembre 2022 à huit ans et demi de prison pour « diffusion de fausses nouvelles sur la guerre ».

(5) OWD-Info est un projet russe indépendant de défense des droits civils qui documente depuis 2011 les violations des droits de l’homme et les répressions politiques. Le projet propose une hotline de conseil pour les manifestants arrêtés et appelle les citoyens russes à signaler les violations des droits de l’homme. En outre, les créateurs d’OWD-Info fournissent une aide juridique aux personnes concernées. Fin 2021, l’autorité de surveillance des médias Roskomnadzor a bloqué le site d’OWD-Info au motif que l’organisation « justifiait le terrorisme et l’extrémisme ». Dans un communiqué, OWD-Info a déclaré qu’elle considérait cette mesure comme une nouvelle attaque de l’État contre la société civile.

(6) Evgueni Prigoshin : connu sous le nom de « cuisinier de Poutine », Evgueni Prigoshin (né en 1961) est un entrepreneur russe, propriétaire du seul restaurant privé de la Maison Blanche à Moscou. Selon les observateurs, Prigoshin est le fondateur et le financier de l’Agence fédérale de presse (FAN), fondée en 2014 à Saint-Pétersbourg. La FAN fait partie du top 10 des holdings médiatiques russes. Sa structure n’est pas transparente, la fameuse usine à trolls de Saint-Pétersbourg appartiendrait également à la holding médiatique aux multiples ramifications de Prigoshin.

(7) Anatoli Tchoubaïs (né en 1955) a été vice-premier ministre, ministre des finances et chef de l’administration présidentielle sous Boris Eltsine. Il a été classé dans le camp des réformateurs libéraux et a participé à l’élaboration de la politique de privatisation dans les années 1990, que ses détracteurs ont désignée comme la cause principale de la crise économique massive. « Tout est de la faute de Tchoubaïs » – telle est la formule consacrée qui explique depuis pourquoi Tchoubaïs fait partie des hommes politiques les plus impopulaires de Russie. En mars 2022, pour protester contre la guerre que le président Poutine mène en Ukraine, il a démissionné de son poste de représentant spécial du président russe pour les relations avec les organisations internationales, qu’il occupait depuis décembre 2020. Il a quitté le pays avec sa femme

(8)  Peu après le début de la guerre d’agression russe, le groupe FAS (« Résistance féministe anti-guerre ») s’est constitué, informe et coordonne des actions via Telegram, notamment la publication d’un journal critique sur papier appelé Shenskaja Pravda (en français « Vérité des femmes »), dans lequel sont notamment publiés des articles critiques sur la guerre et les poursuites judiciaires contre les détracteurs. La chaîne compte aujourd’hui plus de 42.000 abonnés.

 

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