Les Hongrois face aux malentendus européens

Episode II : on leur vole une partie de leur Histoire

Hongrie / Allemagne/ UE – Toutes les années qui se sont écoulées depuis la fin de la seconde guerre mondiale, ont connu leurs drames, leurs euphories, leurs instants de gloire et leur moments de profonde dépression, mais aucune n’a été aussi riche en événements que 1989. Est-ce parce qu’elle coïncidait avec le bicentenaire de la Révolution, toujours est-il que cette année là a été tout sauf pauvre en actualités.

Le 27 juin 1989, les ministres des Affaires Etrangères autrichien et hongrois prennent l’initiative du cisailler les barbelés du Rideau de Fer et sonnent le glas de l’ère soviétique.

1989 : la fin d’une époque
Elle a marqué la fin d’une époque, démarré le 7 janvier avec la disparition du dernier témoin des deux conflits mondiaux, en l’occurrence Hirohito. L’Empereur du Japon a été rejoint quelques jours, semaines ou mois plus tard par une cinquantaine de personnes dont nous aurions aimé qu’elles vécussent plus longtemps ou qu’elles ne pussent jamais voir le jour. Dans ce carnet de deuils on déplore le départ pour l’Eternel de Salvador Dali, Herbert von Karajan, Georges Simenon, Sergio Leone, John Cassavetes, Bette Davis , Silvana Mangano, Bernard Blier, Léonardo Sciascia, Armand Salacrou, Samuel Beckett ou Andrei Sakharov. En cette année là, il ne s’est passé de semaine sans que les présidents de la République ou leurs ministres de la Culture ne soient contraints de sortir leur plus belle plume pour rendre un dernier hommage à des héros à leur manière qui, quel que soit leur âge, nous ont quittés beaucoup trop tôt. Mais cette année 1989 restera pour tous les historiens celle qui a marqué la fin d’une époque mais aussi l’apparition d’actes dont nous nous serions bien passés. C’est en 1989 qu’un ancien militaire misogyne a abattu froidement, dans l’école polytechnique de Montréal, quatorze étudiantes, un acte que nous avons oublié parce que son auteur a fait, depuis, trop d’émules. 1989 c’est aussi cette tornade annonciatrice d’autres catastrophes qui a coûté la vie à plus de 1.300 Bangladais. Enfin 1989, c’est aussi l’écrasement sans ménagement du Printemps de Pékin consécutif aux manifestations de Tian’anmen.

Les hommes et les leçons du passé
En résumé, 1989 prouve que les hommes ne savent jamais réellement tirer les leçons du passé. Les Hongrois, en ce 19 août 2019, en ont fait la cruelle expérience et commémoré presque seuls le 30ième anniversaire de la Levée du Rideau de Fer. C’est rendre justice au peuple hongrois que de rappeler que, sans eux, le Mur de Berlin, serait certes tombé mais pas aussi rapidement et probablement pas dans les conditions aussi pacifiques qu’elles l’ont été. Les Hongrois ne cachent pas leur amertume lorsqu’on fait coïncider la fin du régime soviétique avec la destruction du Mur de la Honte, laquelle n’a été en réalité que le point d’orgue d’un long processus de démantèlement du communisme. Les Hongrois semblent être nés pour n’avoir pas de chance. Lorsqu’ils apprennent, en 1953, la mort de Staline, ils ont l’intuition que le monde va changer et lorsqu’ils écoutent, trois ans plus tard, Nikita Khrouchtchev prononcer son discours de déstalinisation de l’empire soviétique, ils ont la naïveté d’y croire. Les cinquantenaires et sexagénaires hongrois qui l’écoutaient alors avaient vécu les deux conflits mondiaux c’est-à-dire l’humiliation des traités de Versailles et du Trianon, le rôle ambigu de leurs dirigeants pendant la seconde guerre mondiale, la déportation tardive et massive de milliers de leurs compatriotes à la veille de la Libération et enfin la soumission à Staline qui a toujours considéré les Républiques satellite proches de l’occident comme de potentiels foyers de résistance et de dissidence. Avec Khrouchtchev, ils s’imaginaient un monde meilleur qui pouvait consister à leurs yeux en une synthèse entre marxisme et capitalisme. Tous étaient persuadés que cet objectif n’était pas une utopie mais la conséquence logique d’une histoire récente trop meurtrière pour pouvoir se répéter. Dans une interview qu’elle avait accordée en 2016 à la Fondation Heinrich-Böll, la philosophe, historienne et sociologue hongroise Agnes Heller, décédée en juillet dernier à l’âge de 90 ans, décrivait le climat poststalinien qui régnait en Hongrie et plus particulièrement à Budapest. Dès la mort de Staline, ce ne sont pas seulement les intellectuels mais « toutes les couches de la société qui ont cru en une propriété collective au service d’un marché libre ». Toutes les professions, ouvriers, paysans, militaires, enseignants, etc. se sont alors organisées en comités pour tenter cette troisième voie, envisager une réforme en profondeur du pays et prouver à la face du monde qu’un mélange judicieux de socialisme et de libéralisme était possible. Mais ce que nous appellerions aujourd’hui un « audit de la société » s’avéra tellement audacieux qu’il fit rapidement des vagues jusqu’à provoquer la chute par Moscou du ministre-président réformateur Imre Nagy, destitué de son poste de ministre-président puis assassiné dans des conditions toujours suspectes sur l’ordre de son successeur Janos Kadar, un proche de Staline. Lorsque les idées des intellectuels se popularisent et commencent à toucher toutes les couches de la société, les manifestations de rue deviennent inévitables car le peuple aspire à ce que les réformes s’opèrent rapidement sur le terrain. Une forme nouvelle de Révolution apparaît, foncièrement pacifique mais désavouée par Moscou qui la réprimera de manière brutale sans que les puissances étrangères ne réagissent car le soulèvement s’opère au moment même où l’occident est empêtré dans la crise du canal de Suez.

La Révolte hongroise dans l’ombre du Printemps de Prague

Laszlo Nagy, un des huit organisateurs du pique-nique paneuropéen

En 1956, la télévision est un média encore confidentiel et les forces d’intervention russes peuvent agir en toute impunité. On n’aura connaissance que des années plus tard des ravages causés par les troupes soviétiques lors du soulèvement populaire de Budapest. En 1968, lorsque des événements similaires se déroulent à Prague, le contexte médiatique est totalement différent et les révolutionnaires authentiques le savent au point, à l’instar de Jan Palach, de s’immoler pour alerter l’opinion internationale. Le Printemps de Prague s’est ancré dans la mémoire collective au détriment de la répression exercée, douze ans auparavant, à l’encontre du peuple hongrois. Dans les années 50, aucune des insurrections n’a eu d’effets car la Guerre Froide était ressentie comme une fatalité. Un an après la signature du pacte de Varsovie, il était facile pour Moscou de présenter les insurgés comme des traîtres à la Nation, des agents de la CIA voire des nostalgiques des régimes fascistes. Il faudra attendre l’arrivée du Mikhäil Gorbatchev au Kremlin mais aussi, on l’oublie trop souvent, l’élection de Jean-Paul II au Vatican, pour que l’ordre établi par la force soit remis en cause par la démocratie. Le 264ième Pape était polonais mais ce sont les Hongrois qui ont le mieux compris son message de paix et de réconciliation. Un certain nombre d’entre eux s’organisent et donnent naissance, en 1987, au Forum Démocratique Hongrois(FDH). Le FDH n’est ni un parti, ni un clan et ni une officine regroupant les détracteurs de tel ou tel camp mais une association de personnes qui estiment que le moment est enfin venu de mettre Moscou au pied du Mur. Pour avoir la certitude que la Perestroïka n’a strictement rien à voir avec la fausse déstalinisation des années 50, les leaders du FDH décident d’organiser, à Sopron, à proximité de la frontière austro-hongroise un immense pique-nique qui, du fait de sa situation géographique, devrait dissuader les Russes d’intervenir. Pour donner du crédit à leur initiative, ils sollicitent le parrainage de l’Union Paneuropéenne présidée par Otto von Habsbourg, député européen. Le fils aîné du dernier Empereur autrichien, Charles 1er, accepte d’emblée d’apporter son soutien à cet événement qui s’inscrit parfaitement dans son combat presque séculaire (il est alors âgé de 77 ans) pour une Europe élargie. L’organisation du pique-nique est confiée à Laszlo Nagy, un membre actif du FDH qui a vécu, adolescent sept ans au Nigéria avant d’étudier en Allemagne de l’Est où il obtient son diplôme d’ingénieur-chimiste.
Sopron ou la liberté retrouvée
En 1989, Nagy est salarié dans une entreprise textile implantée à Sopron, plus proche de Vienne (60 km) que de Budapest (200 km), une ville dont l’architecture prouve qu’elle a été au cœur de toutes le cultures européennes. Le pique-nique présenté comme paneuropéen grâce à son parrain est surtout un rendez-vous austro-hongrois qui n’aurait pu avoir lieu si les ministres des Affaires Etrangères autrichien et hongrois n’avaient pris l’initiative, quelques semaines auparavant, le 27 juin 1989, de cisailler les barbelés séparant l’Europe depuis près d’un demi-siècle. C’est grâce à Alois Mock et à Gyula Horn (notre photo)que cette année 1989 a pu s’inscrire comme la plus prometteuse pour l’avenir pacifique de l’Europe. Le pique-nique de Sopron a permis aux autrichiens et aux hongrois de se rassembler dans des conditions difficiles c’est-à-dire dans un pays sans téléphone et c’est en se rendant personnellement dans les villes et villages environnants que les membres du FDH ont pu en informer les futurs participants. Jusqu’à la fin des années 80, Kadar s’était opposé à la popularisation du téléphone, craignant que cet outil de communication contribue à raviver les rebellions. Nicolae Ceaucescu à l’inverse l’encouragea pour mieux espionner ses sujets. Si on ne connaît pas avec exactitude le nombre de participants au pique-nique, on estime que ce sont au moins 25.000 personnes qui s’y sont rendues, ce qui prouve à quel point les Hongrois étaient alors avides de liberté. Tous les organisateurs, dont Laszlo Nagy, qui s’attendaient à la venue de quelque 1.500 rebelles au régime, ont été débordés par l’événement au cours duquel aucun débordement ne fut à déplorer. C‘est dans ce coin reculé de l’Europe Centrale que l’Europe est redevenue libre. Il demeure pour les Hongrois le symbole de la démocratie mais il est dommage qu’il ne l’ait jamais été pour une majorité d’Européens. Si tel avait été le cas, on aurait probablement moins de préjugés à l’égard d’un pays qui demeure incompris lorsqu’il érige des barbelés pour protéger… l’Europe ! tp & vjp

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