Le photographe Sergei Brushko : la mémoire de la société biélorusse

Biélorussie/Ukraine – Bien que décédé trop tôt, en 2000, à l’âge de 42 ans, le journaliste-photographe Sergei Brushko fait toujours partie des reporters les plus emblématiques de Biélorussie. Il a laissé les témoignages visuels le plus poignants sur son pays dans les années 90, une décennie qui en a scellé le destin et celui de ses habitants toujours victimes d’un régime autoritaire. Sergei Brushko est à l’origine de milliers de clichés, tous plus poignants les uns que les autres.

Ce qui intéressait le photographe n’était pas les stars ou les détenteurs du pouvoir mais ce que les agissements de ce même pouvoir faisaient subir à la population. Les photographies les plus évocatrices de cette période ont été sélectionnées par son fils Dimitri, également photographe de renom(*) en vue de l’édition d’un livre censé perpétuer sa mémoire et son travail. Sergei Bushko n’a pas seulement documenté la période des grands bouleversements de la perestroïka et de la glasnot, il l’a marquée par des photographies qui, à l’instar de celles que nous avons choisies pour illustrer cet article, racontent des histoires, histoires de souffrance, de peur, de dépendance, d’espoir et parfois de force face au renouveau. « Chacun de ses travaux est une histoire complète, chaque portrait est un personnage, chaque photo représente toute une époque. Je ne suis pas prétentieux, c’était notre destin de vivre un tel tournant où tout était important » témoigne, Nikolai Chaselin, qui a été un ancien collègue rédacteur de Sergei Bruschko avant de fonder le Belarus Free Theatre (**). L’oeuvre de Sergei Brushko est édifiant car il n’épargne aucune couche de la société. Il photographie aussi bien une vendeuse de poissons sur une place de la capitale que les retrouvailles d’un jeune homme revenant d’un camp de travail avec l’enfant qu’il n’avait pas été autorisé à voir grandir. Mais Sergei Brushko est aussi le photographe qui n’a jamais oublié les victimes de la catastrophe de Tchernobyl ; laquelle, située à 130 kilomètres au nord de Kiev, a frappé autant la Biélorussie que l’Ukraine. Mais celui qui est naturellement le mieux à même de parler de Sergei Brushko est son fils Dimitri, à la fois biologique et spirituel et voilà ce qu’il en pense :

Un photographe au tournant d’un nouveau monde

« Zmena est probablement le meilleur mot de la langue biélorusse pour décrire le segment historique des années 1980 et du début des années 1990, car il combine les significations de « changement« , de « transformation » et de « tournant dans le monde du travail« . En photographiant la formation du Belarus en tant que pays indépendant, mon père a pris conscience de l’importance des événements. Il était capable d’analyser le contexte et savait dès le départ ce qu’il allait exprimer dans ses œuvres. C’est peut-être la raison pour laquelle il n’était pas le photographe le plus rapide lors de la réalisation de reportages, mais il occupait des angles de caméra non conventionnels, ce qui contribuait à transmettre l’arrière-goût de ces événements. En 1988, peu après avoir rejoint le journal Čyrvonaja Zmiena, l’Union soviétique a annoncé une politique d’ouverture (glasnost), ce qui a permis de photographier dans les rues. La personne munie d’un appareil photo suscitait encore la méfiance, mais un laissez-passer portant la mention « presse » pouvait éviter que la pellicule ne soit gâchée par les policiers et que le photographe ne soit accusé de vouloir saper le système socialiste. C’est ce léger soulagement arrivé avec la vague de la perestroïka de Gorbatchev qui a donné à mon père l’occasion de fixer comment un système est tombé en décadence et un système complètement nouveau est apparu à sa place. Le héros principal des œuvres de mon père était une personne ordinaire à un tournant de l’histoire. À travers cette personne, comme par l’intermédiaire d’un médiateur, il parle des difficultés : la crise économique croissante, la destruction du système étatique et les conséquences de la catastrophe de Tchernobyl. On dit que le photojournalisme ne peut pas être impartial. C’est peut-être vrai. Mais en regardant les photos de mon père, on peut sentir sa force intérieure et son empathie à l’égard des gens. Et cela est probablement beaucoup plus important que l’impartialité de l’image. Pour moi, il restera toujours mon père. Malgré mon attitude personnelle, je comprends la signification de ses œuvres. Sa créativité,  une symbiose entre l’art et l’histoire, qui a laissé un héritage : le portrait d’un pays émergent. Et parfois, nous devrions regarder en arrière et l’examiner afin de comprendre comment et avec quelle maturité nous avons changé.»

(*) Dimitri Bruschko, né en 1981 à Soligorsk,  est parti très jeune sur la traces de son père. Depuis 1999, il travaille en Biélorussie comme correspondant photo pour des journaux nationaux tels que Narodnaja Gazeta, Belgazeta ou Komsomolskaja Prawda. Ses travaux ont été publiés dans des publications internationales telles que TIME, The Herald Tribune ou Newsweek et ont été récompensés à plusieurs reprises. Depuis 2014, il était correspondant photo pour le portail en ligne Tut.by, jusqu’au jour où la rédaction a été perquisitionnée par les forces de sécurité biélorusses et où le média a finalement été liquidé.

(**) Le Belorus Free Theatre (BFT) fait partie des troupes théâtrales les plus créatives d’Europe. Contraint à l’exil, il est installé depuis plusieurs années à Londres. En 2016, le BFT avait présenté en avant première à Prague, à l’occasion du 80ième anniversaire de la naissance de Vaclav Havel, son spectacle « Burning Doors ». A cette occasion, sa cofondatrice Natalia Kaliadia avait accordé une interview à la « Prager Zeitung ». Adaptée en français, elle est disponible sur #https://www.pg5i/Natalia Kaliadia, artiste dissidente s’exprime: « Nous avons le public le plus courageux du monde »

 

 

 

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