Le leurre d’un monde dénucléarisé

USA/Chine/Russie/UE – Les pays européens, qu’ils soient ou non représentés à Bruxelles, doivent-ils impérativement s’unir pour mieux assurer leur défense et s’imposer comme arbitre dans l’éventualité de conflits opposant les plus grandes puissances militaires ? La question est récurrente lors de toutes les élections mais aussi lorsque l’actualité encourage à se la poser. On l’a vu récemment lors de l’acquisition par l’Australie de sous-marins nucléaires puis avec la visite du Président français en Arabie Saoudite qui a abouti à la vente de quatre-vingt rafales, une transaction qui fait beaucoup de bruit pour rien car elle ne représente qu’une minuscule goutte d’eau dans cet immense océan qu’est le commerce mondial de l’armement. Mais, ce qui est actuellement beaucoup plus inquiétant, provient du fait que la course à l’armement tend à déclencher, non pas une nouvelle guerre classique dont les belligérants se battent à armes égales mais à un conflit plus médiatique et psychologique que réel et rationnel, dont les seuls vainqueurs sont déjà connus : les fake-news et la démagogie.

Florence Parly, ministre française de la Défense
Christine Lambrecht, ministre allemande de la Défense

Une Europe à la traîne

Il est grand temps de prendre conscience de la suprématie indiscutable des Etats-Unis dans le secteur militaire et d’enfin reconnaître que, si danger il y a, il ne peut venir de la seule Russie qui nepèse pratiquement plus rien dans le commerce international de l’armement. Les dernières statistiques annuelles du SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute) révèle que sur les cent plus grands groupes au monde de l’industrie de l’armement, quarante deux sont détenus par les USA, dont six s’inscrivent parmi les dix plus puissants. La Russie, avec neuf entreprises n’occupe que la troisième place, loin derrière les USA mais aussi les vingt-huit pays membres de l’OTAN qui en totalisent vingt-et-une. Le premier groupe russe, Almaz-Antey, n’apparaissait en 2020 qu’en 17ième position. En recul de deux places par rapport à l’année précédente, son volume de ventes a chuté de 31% en l’espace d’un an et n’a représenté avec 6 milliards de dollars que 10,3% de celui de l’américain Lockheed Martin Corp. en hausse de 7,7% à 58,2 milliards d’US-Dollars. Les comparaisons se révèlent encore plus éloquentes si on les effectue dans leur globalité. Les neuf groupes russes ont vendu, en 2020, pour 26,36 milliards d’armes et de matériels militaires, soit à peine plus que l’américain General Dynamics Corp. classé en cinquième position. En ce qui concerne les membres de l’Union Européenne, ils ont perdu à cause du Brexit un des groupes les plus puissants au monde, BAE Systems, le seul à se classer dans le top 10 à la 6ième position et devant les trois chinois NORINCO, AVIC et CETC. Entre 2019 et 2020, Rolls Royce a gagné une place (22ième) en augmentant ses ventes de 2,1% alors que sur la même période les français Naval Group et Dassault Aviation Group en perdaient respectivement trois et treize passant respectivement des 28ième et 19ième places aux 31ième et 32ième. Si la France a pu longtemps s’honorer d’être la plus grande puissance militaire européenne, ce n’est plus le cas aujourd’hui et son influence s’affaiblit d’année en année au profit du Royaume-Uni dont les sept groupes ont généré en 2020 une volume d’affaires de 37,49 milliards de dollars, soit deux fois plus que leurs concurrents français.

Serguei Choïgou, ministre russe de la Défense
Wei Chenge, ministre chinois de le Défense

La force de frappe chinoise et asiatique

A partir de 2019, trois chinois sont parvenus à intégrer le top 10 des groupes générant les plus gros chiffres d’affaires dans le commerce mondial des armes. Le premier de ce trio est Norinco (China North Industries Corporation), une entreprise publique de défense chinoise qui produit des systèmes d’armes tactiques pour l’armée de terre, l’armée de l’air et la marine, des systèmes d’armes stratégiques ou à longue portée, des armes de poing et des appareils de vision nocturne. AVIC International est un groupe public chinois spécialisé dans la défense et l’aéronautique et le plus grand producteur d’armes en Chine. En 2020, le groupe a vendu des armes pour une valeur totale de 17 milliards de dollars. L’industrie de l’armement représente environ un tiers du chiffre d’affaires d’AVIC. Quant au CETC (China Eletronics Technology Group), filiale du groupe chinois Hikvision, il est parvenu en moins de 20 ans, à se hisser à la 9ième place des plus grands fournisseurs de produits d’armement à haute valeur ajoutée. Selon l’institut SIPRI, la Chine ne cesse d’augmenter sa production d’armes depuis près de trente ans. D’après ses experts, cela est dû « aux plans de modernisation et d’expansion militaires à long terme du pays, qui correspondent à son désir déclaré de rattraper d’autres puissances militaires de premier plan ». Durant la dernière décennie, les dépenses militaires chinoises ont augmenté à peu près au même rythme que la croissance économique du pays voire au delà comme ce fut le cas en 2014, année au cours de laquelle le gouvernement chinois a augmenté son budget de la défense de 8,4% alors que le taux de croissance du PIB s’était élevé à 7,5%. Six ans plus tard, en 2020, l’Empire du Milieu, grâce à ses cinq entreprises classées sur le top 100, est devenu le second fournisseur d’armes au monde en améliorant ses technologies derrière les Etats-Unis mais devant le Royaume-Uni. Selon le Dr Nan Tian, chercheur au SIPRI, « ces dernières années les entreprise d’armement chinoises se sont concentrées sur la fusion civilo-militaire, ce qui leur a permis de devenir les producteurs de technologies militaires les plus avancés au monde.»

Les ventes d’armes se mondialisent

Toutefois, ce qui ressort du dernier rapport publié par le SIPRI, est la tendance de plus en plus affirmée à la généralisation du commerce des armes. De nombreux pays qui, jusque là, se contentaient d’acquérir les produits militaires nécessaires à leur défense, débloquent des fonds pour les fabriquer eux-mêmes. Ils s’immiscent sur un marché qui était jusque là réservé au quatuor USA, Chine, Russie et Europe. Parmi les territoires souhaitant jouer un rôle actif dans un contexte géopolitique empreint de tensions et de bellicisme, il faut naturellement citer Israël, dont les trois plus grandes entreprises en réalisant plus de dix milliards de ventes figurent dans le top 100, mais aussi le Japon (cinq entreprises et 9,9 milliards), la Corée du Sud (quatre entreprises et 6,5 milliards) et l’Inde (trois entreprises et plus de six milliards). Le secteur de l’armement, non seulement n’a pas été touché par la crise sanitaire, mais il est un des seuls à avoir progressé. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une baisse significative des ventes d’armes, elles ont enregistré une hausse de 1,3% à 531 milliards de dollars, soit une augmentation de 43,5% par rapport à 2015, année au cours de laquelle le monde a connu une crise migratoire dont on nous disait déjà qu’elle était inédite. La part de marché des entreprises d’armement européenne a chuté de cinq points en l’espace d’une demi-décennie passant de 26 à 21%.

Thierry Breton, commissaire européen en charge de la Défense : il ne fait l’unanimité en plaidant pour la création d’une armée européenne

Destin militaire ou funeste destin ?

Dans ce contexte, le nouveau commissaire européen en charge des questions militaires n’avait pas tort en revendiquant, en 2019, l’urgence de développer une «industrie européenne» susceptible de garantir des «technologies souveraines». Thierry Breton se vantait alors d’avoir pu débloquer une enveloppe de 13 milliards d’euros «pour commencer à bâtir une industrie de défense européenne coordonnée sur l’ensemble du territoire européen sans laisser aucun membre de côté, chacun devant à son niveau s’approprier une partie de sa défense» avant d’ajouter «nous entrons dans un monde extraordinairement dangereux, un monde instable dans lequel l’Europe doit prendre de plus en plus son destin en mains et son, destin, c’est aussi son destin militaire. » Mais force est de constater que les dirigeants des territoires les premiers concernés c’est-à-dire ceux qui ont toujours vécu et vivent toujours dans un «monde extraordinairement dangereux» n’ont pas manifesté beaucoup d’enthousiasme face aux propos de l’ancien ministre français de l’économie, des finances et de l’industrie. Et ils sont nombreux parmi les membres de l’Union Européenne à avoir conscience que les pays occidentaux ont pris un tel retard dans les investissement militaires qu’il est vain de vouloir le rattraper. Tous les pays d’Europe Centrale ont adhéré à l’OTAN avant de rejoindre l’Union Européenne. Le plus peuplé d’entre eux, en l’occurrence la Pologne a franchi le pas dès 1999 aux côtés de la Hongrie et de la République Tchèque. Cinq ans plus tard ils étaient rejoints par la Bulgarie, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie. Ce rappel suffit à prouver qu’il n’y aurait jamais pu y avoir d’élargissement de l’Union Européenne crédible sans l’appartenance à l’OTAN. Il est aussi important de préciser que le plupart des membres les plus récents de l’alliance atlantique sont ceux qui, proportionnellement à leurs démographie et produit intérieur brut, respectent au mieux leurs engagements. Pour que ces territoires adhèrent pleinement aux ambitions du commissaire Breton, ce ne sont pas treize milliards d’euros qu’il faudrait consacrer à une défense européenne digne de ce nom mais dix voire vingt fois plus et ce serait alors aux Etats les plus peuplés et les plus riches au premier rang desquels la France et l’Allemagne, de les assumer.

Olaf Scholz : il n’aurait jamais pu devenir Chancelier sans les voix des pacifistes et des opposants au nucléaire
Phan Van Giang, ministre vietnamien de la Défense : il loue la solidarité sans faille de la Chine à l’égard de son pays

Une Allemagne utopiste à contre-courant

Or, il s’avère que le coalition tricolore désormais en fonction à Berlin ne souhaite en aucun cas investir massivement dans l’industrie de l’armement et le choix de Christine Lambrecht, ancienne ministre sociale-démocrate de la famille puis de la Justice sous le quatrième gouvernement d’Angela Merkel, à la tête du ministère de la Défense en dit long sur la volonté du nouveau Chancelier. Cette juriste, née en 1965, dans le land de Bade-Wurtemberg, est devenue célèbre en défendant les consommateurs mais aussi en adhérant, dès l’âge de 17 ans, alors qu’elle était lycéenne, au mouvement anti-nucléaire AVK avant de rejoindre le SPD. Christine Lambrecht n’est pas opposée aux corps de l’armée mais elle ne les admire que lorsqu’ils interviennent dans le cadre d’opérations civiles, à la suite d’un tremblement de terre ou d’une catastrophe nucléaire à l’étranger ou après de graves inondations à l’intérieur des frontières nationales comme ce fut le cas à l’automne dernier dans le land de Rhénanie du Nord-Westphalie. La nouvelle ministre fédéral de la Défense allemande incarne à elle seule ces millions d’Allemands qui sont les héritiers des rebelles à la guerre des années de plomb 1960-1970. Il ne faut donc pas s’étonner que le programme en 177 pages et neuf chapitres du gouvernement (*) n’en consacre qu’une seule à la politique de défense. Intitulé « Oser plus de progrès », ce document passe pratiquement sous silence un sujet extrêmement sensible en l’occurrence la place que devrait occuper la quatrième puissance économique mondiale dans la fabrication d’armements susceptibles de garantir la sécurité en Europe. Sur ce point, la stratégie du nouveau Chancelier a le mérite d’être sans équivoque. «Notre objectif reste un monde sans armes nucléaires (Global Zero) et, par conséquent, une Allemagne exempte d’armes nucléaires». La République Fédérale mise sur sa force de négociations en tant qu’observateur au conseil de sécurité des Nations Unies pour « impliquer davantage la Chine dans le désarmement nucléaire et le contrôle des armements». Cette position, qui séduit évidemment les alliés pacifistes et écologistes de la ministre, a toutefois peu de chance de trouver le moindre écho auprès de ses interlocuteurs y compris ceux qui représentent des territoires sensibles. Depuis 2018, dix-neuf des vingt-cinq plus grandes entreprises d’armement ne cessent d’augmenter leurs ventes d’armes. Aucun autre secteur ne s’est autant mondialisé au cours des dernières années. Dans son rapport 2020 portant sur l’exercice précédent, le SIPRI constatait que les 15 plus gros producteurs et exportateurs d’armements étaient représentés dans 49 pays à travers des filiales détenues majoritairement, des joint-ventures ou des centres de recherche. En outre, ce qui ne manque pas de sel, l’Allemagne fait partie avec le Royaume-Uni, l’Australie, les Etats-Unis et le Canada des pays qui accueillent le plus grand nombre d’entités étrangères. C’est grâce à cette internationalisation des branches militaires que le groupe EDGE fondé par les Emirats Arabes a pu se hisser en l’espace de deux ans à la 23ième place du classement 2020 et généré 4,75 milliards de ventes. On constate enfin que les beaux discours sur le désarmement ont l’effet inverse de celui recherché car non seulement ils ne garantissant pas la paix mais ils privent les pays vulnérables de la dissuasion nécessaire à leur sécurité. Ils contribuent par ailleurs à renforcer l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) qui tend à devenir une sorte d’OTAN bis. Avec leurs 650 millions d’habitants, les dix membres de l’ASEAN cumulent une population de 45% supérieure à celle de l’Union Européenne. Pour des raisons historiques évidentes, tous misent sur la Chine pour se reconstruire et se défendre. Cela vaut plus particulièrement pour le plus emblématique d’entre eux, en l’occurrence le Vietnam,qui ne tarit pas d’éloges à l’égard de l’Empire du Milieu. Lors de la 7ième réunion des ministres de la Défense de l’ASEAN qui a eu lieu en novembre dernier, le ministre vietnamien de la défense, Phan Van Giang a tenu à rappeler qu’il se souviendrait « toujours de l’aide importante et effcice accordée par le parti, le gouvernement et le peuple chinois au peuple vietnamien dans la lutte ppur le libération nationale d’hier et lors du processus de renouveau d’aujourd’hui. » Avec son collègue chinois, il a signé une déclaration commune de coopération en matière de défense jusqu’en 2025, dans laquelle il est question de tout sauf de désarmement. Et c’est dans cet environnement que l’Allemagne espère jouer aux apôtres de la paix et d’un monde sans armes nucléaires. On ne peut que lui souhaiter bon courage !

(*) Le programme gouvernemental élaboré par la coalition tripartite allemande a été scindé en neuf chapitres intitulés : tournant numérique et innovations au service d’un Etat moderne (28 pages), protection de l’environnement dans un marché économique socioécologique (47 pages), respect, chances et sécurité sociale dans un monde du travail modernisé (27 pages), chances aux enfants, aux familles solides et formation continue ( 10 pages), liberté, sécurité, égalité et diversité dans une démocratie moderne (30 pages), responsabilité de l’Allemagne en Europe et dans le monde (13 pages), investissements pour le futur et développement durable (17 pages), méthodes de travail du gouvernement et collaboration avec les groupes représentés au Parlement (5 pages).

A nos lecteurs : l’équipe de www.pg5i.eu va mettre à profit la trêve de fin d’année pour publier chaque jour à partir du 27 décembre un article sur chacun de ces neuf chapitres

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