Le caviar, objet de toutes les convoitises, le plus souvent illégales

Roumanie/Serbie/Bulgarie/Géorgie/ Europe CentraleCristiana Scarlatescu, a publié la semaine dernière sur le site de l ‘Allgemeine Deutsche Zeitung (ADZ) un article très détaillé et enrichissant sur le commerce illégal d’esturgeons et par conséquent de caviar. Nous le reproduisons ci-après dans son intégralité en espérant que les consommateurs friands de ce produit haut de gamme réfléchissent à deux fois avant d’en acheter . Il en va en effet de la survie d’une espèce menacée autant par l’homme que la pollution ou le réchauffement climatique. Le Danube est l’un des rares fleuves où l’esturgeon se reproduit naturellement, une raison suffisante pour tout mettre en œuvre afin qu’il soit protégé.

L’Acipenser sturio, ce majestueux poisson qui, il y a un demi-siècle, proliférait dans les eaux du Danube, est aujourd’hui en voie de disparition.

Aussi vieux que les dinosaures

Un poisson datant de l’époque des dinosaures est gravement menacé d’extinction. La cause : l’homme. Plus précisément, l’homme gourmet qui accepte que pour ses banals plaisirs gustatifs, un ancien habitant de la Terre puisse disparaître à jamais de cette planète. (…) L’ampleur inquiétante du commerce illégal de produits à base d’esturgeon dans le Bas-Danube vient d’être prouvée pour la première fois par des méthodes scientifiques et publiée par le WWF Autriche dans son « Rapport final 2021 ».

L’objectif de ce rapport n’est pas seulement de faire la lumière sur le braconnage des esturgeons et le commerce illégal de produits fabriqués à partir d’espèces d’esturgeons menacées dans le Bas-Danube. L’échange transfrontalier de données pertinentes entre les autorités compétentes vise également à faciliter la lutte et à encourager des études de suivi similaires.

Dans le cas des esturgeons, la pêche illégale dans le Bas-Danube et le commerce illégal de leur chair et de leurs œufs constituent une menace importante pour les populations d’esturgeons dans le monde entier. Le fait que de telles infractions aient été signalées beaucoup plus fréquemment par le passé, qu’il n’existe pas encore de quotas de capture et de commerce établis pour les populations sauvages, mais aussi l’augmentation massive du commerce de produits d’esturgeons issus de cultures d’élevage, ont conduit à la perception générale que le problème a été en grande partie résolu. Or, les données actuelles de cette étude prouvent exactement le contraire !

Les esturgeons sont-ils au bord de l’extinction ?

Selon un rapport 2010 de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), les esturgeons et les spatules (Acipenseridae) sont les espèces de poissons les plus menacées au monde. Leurs œufs, vendus sous forme de caviar, font partie des produits de la faune sauvage les plus précieux dans le commerce international et la consommation de chair d’esturgeon a une longue tradition dans de nombreuses régions. Cela a conduit à une forte exploitation et à un déclin dramatique des populations d’esturgeons dans le monde.

Un document publié en 2020 par le groupe d’intervention sur les esturgeons du Danube indique que sur six espèces d’esturgeons vivant sur le Danube, deux – Acipenser sturio et Acipenser nudiventris – sont déjà considérées comme éteintes. Les quatre autres espèces sont classées comme menacées par l’UICN, dont trois sont en danger critique d’extinction.

Le Danube sur le continent européen et le Rioni en Géorgie étant les derniers fleuves dans lesquels les esturgeons se reproduisent naturellement, la pêche à l’esturgeon et le commerce de capture sauvage qui en résulte sont totalement interdits pour toutes les espèces d’esturgeon dans les pays du Bas-Danube, à savoir la Serbie, la Bulgarie, l’Ukraine et la Moldavie, ainsi que dans les pays de la côte de la mer Noire, notamment la Géorgie, la Russie et la Turquie. Sauf en Roumanie et en Bulgarie, l’interdiction de pêche est appliquée de manière permanente par la législation respective. Jusqu’à présent, les interdictions de pêche en Roumanie et en Bulgarie ne sont entrées en vigueur que pour une durée limitée. Alors que la Bulgarie vient de prolonger la période de cinq ans jusqu’à la fin de l’année 2025, en Roumanie, le débat public pour une interdiction de pêche illimitée n’était pas encore terminé au moment de la rédaction du rapport.

L’Acipenser nudiventris : une autre espèce également menacée par le commerce illicite de caviar.

Une étude scientifique importante

L’étude de marché sur le commerce illégal d’esturgeons dans le Bas-Danube a été réalisée dans le cadre du projet LIFE financé par la Commission européenne, coordonnée par le WWF Autriche et menée en collaboration avec les filiales du WWF des pays du Bas-Danube, l’autorité roumaine de la réserve de biosphère du delta du Danube et l’Institut de recherche sur les zoos et la faune sauvage de Leibnitz, en Allemagne. L’étude couvre l’ensemble de la chaîne commerciale des produits d’esturgeon. L’originalité de ce travail réside dans sa portée régionale, puisqu’il couvre L’les quatre principaux pays du Bas-Danube et de la région nord-ouest de la mer Noire, qui partagent les mêmes populations migratrices d’esturgeons.

Le rapport montre l’existence d’un commerce illégal d’esturgeons dans le Bas-Danube, en particulier en Bulgarie, en Roumanie, en Serbie et en Ukraine. Il fournit pour la première fois des preuves de l’ampleur du braconnage et du commerce illégal d’esturgeons capturés à l’état sauvage. Au cours de la période d’étude de 2016 à 2020, la pêche et le commerce de toutes les espèces sauvages d’esturgeons du Danube étaient interdits en Bulgarie, en Roumanie et en Ukraine. La Serbie était le seul pays où la pêche d’esturgeons sterlets d’une longueur totale de plus de 40 centimètres était autorisée jusqu’à fin 2018. Le commerce de tous les esturgeons et de leurs produits issus de la pisciculture ou de sources sauvages est réglementé par la CITES, la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction, et, dans le cas des États membres de l’UE, par la législation européenne sur le commerce des espèces sauvages.

L’étude de marché a permis de collecter un total de 145 échantillons en différents endroits et auprès de différents types de détaillants tels que des magasins, des supermarchés, des restaurants, des bars, des marchés locaux, des piscicultures, des intermédiaires, des pêcheurs, ainsi que des offres en ligne en Bulgarie, en Roumanie, en Serbie et en Ukraine. Tous les échantillons ont été prélevés entre octobre 2016 et juillet 2020. Afin de déterminer le type et l’origine (c’est-à-dire l’approvisionnement sauvage ou d’élevage) de la viande et des œufs, les échantillons ont été soumis à des tests ADN et isotopiques.

Près d’un tiers des échantillons sont illégaux

L’étude de marché et l’examen médico-légal ont révélé que près d’un tiers des échantillons collectés avaient été mis en vente de manière illégale. Dix-neuf pour cent de tous les échantillons provenaient d’esturgeons capturés dans la nature et 12 pour cent supplémentaires étaient du caviar importé et vendu en violation des règles de la CITES, c’est-à-dire sans les étiquettes CITES requises, avec de faux codes CITES ou sans autorisation CITES.

La possibilité que l’ampleur réelle du commerce illégal soit nettement plus élevée que les cas documentés ne peut toutefois pas être exclue.

En outre, dans de nombreux cas, l’étiquette du produit a induit en erreur. Par exemple, des produits fabriqués à partir d’esturgeons sauvages ont été déclarés comme provenant d’esturgeons d’élevage (« whitewashing ») – et inversement (« blackwashing »). Parfois, de la viande de poisson-chat européen ou de perche du Nil a été commercialisée en tant que viande d’esturgeon, ou des produits issus d’espèces d’esturgeon moins chères ont été présentés comme étant plus chers, comme l’esturgeon béluga. On trouvait même des produits artificiels étiquetés « caviar ».

En outre, au cours de l’enquête de l’UE, au moins 214 cas supplémentaires d’infraction aux règles de la CITES ont été enregistrés entre janvier 2016 et décembre 2020, dont 82 en Roumanie, autant en Bulgarie et 50 en Ukraine. L’utilisation d’engins de pêche illégaux en fait partie. Rien qu’en Bulgarie, 594 pièces de lignes de pêche illégales (karmaci) d’une longueur totale de 23,5 kilomètres ont été saisies.

La plupart des cas ont été signalés en 2018, 2019 et 2020. Les esturgeons les plus touchés étaient les esturgeons sterlets, suivis par les esturgeons étoilés. Les espèces d’esturgeons les moins touchées étaient le béluga et l’esturgeon russe. La fréquence des cas impliquant différentes espèces d’esturgeons reflète leur rareté respective dans la nature.

Roumanie : près de  la moitié du caviar vendue illégalement

Dans le cadre de l’enquête de marché, 52 échantillons ont été prélevés en Roumanie : 16 échantillons dans des magasins, 11 dans des restaurants ou des bars, 11 autres par un intermédiaire, six échantillons lors d’achats en ligne, trois provenant d’élevages, deux sur des marchés, deux autres de pêcheurs et un échantillon lors d’un événement privé. Sur l’ensemble des échantillons, 33 étaient de la viande d’esturgeon et 19 du caviar. Près de la moitié d’entre eux ont été vendus illégalement. Douze échantillons de viande, soit près d’un quart de tous les échantillons, ont été identifiés par la police scientifique comme étant des poissons sauvages.

Parmi les problèmes rencontrés avec les 13 boîtes de caviar vendues illégalement figuraient des étiquettes portant des codes CITES erronés, des incohérences entre l’espèce d’esturgeon déclarée sur l’étiquette et le résultat de l’analyse ADN ou des étiquettes manquantes.

Officiellement, 82 cas de commerce illégal d’esturgeons ont été signalés en Roumanie entre avril 2016 et décembre 2020. Alors que seuls sept cas ont été enregistrés en 2016, ce type de criminalité a doublé l’année suivante, a atteint un pic de 26 cas en 2018, est tombé à 15 cas en 2019 et a repris en 2020 avec 18 cas signalés. La viande d’esturgeon saisie au cours de cette période pesait au total près de 3,5 tonnes et le caviar confisqué plus de 25 kilogrammes. En outre, les forces de l’ordre roumaines ont découvert au moins 436 spécimens d’esturgeons pêchés illégalement dans le Danube ou ses affluents.

Le dernier cas de commerce illégal d’esturgeons remonte à août 2020, lorsque des agents de la police du delta du département de Tulcea et leurs homologues du département d’Arge{ ont pris trois hommes en flagrant délit de vente ou d’achat de caviar à Arge{. La police a alors confisqué 22,6 kilogrammes de caviar, transportés dans 40 récipients en verre. La valeur marchande de la saisie a été estimée à 50 000 euros.

Le barrage des Portes de Fer, édifié sous l’époque soviétique par l’ex-Yougoslavie (Serbie) et la Roumanie fait partie des ouvrages les plus monumentaux construits sur le Danube. Il n’a pas seulement englouti cinq villages habités majoritairement par des Turcs, renvoyés dans leur pays, mais empêché les esturgeons de remonter le fleuve pour frayer. L’aménagement hydraulique du Danube est de loin la première cause de la disparition des esturgeons dans le deuxième plus long fleuve du continent européen. *

Des stratégies communes de lutte

En 2000, le système général d’étiquetage CITES pour le caviar a été mis en place pour identifier son origine. La particularité : les étiquettes CITES ne peuvent pas être enlevées sans être endommagées, elles ne sont donc pas « réutilisables ». Elles doivent donner des informations sur l’espèce ou l’hybride d’esturgeon, le code source du caviar (« W » pour sauvage, et « C » pour piscicole), le pays d’origine, etc. L’un des problèmes est la tromperie des consommateurs avec des produits contrefaits, mal étiquetés ou proposés illégalement à la vente. Il est presque impossible pour le client de vérifier l’origine des produits de la pêche. Les informations fournies par les vendeurs ou les serveurs ne sont pas toujours fiables.

Pour mieux lutter contre le commerce illégal, le Plan d’action paneuropéen pour les esturgeons et, en 2017, la Déclaration de Vienne (suite au huitième symposium international sur les esturgeons qui s’est tenu à Vienne et auquel ont participé quelque 300 experts en esturgeons de 32 pays) ont été lancés. Les deux déclarations soulignent l’importance des contrôles inopinés sur le marché, de l’examen médico-légal des échantillons à l’aide de techniques de pointe telles que l’analyse ADN et isotopique, et de l’application des lois pénales locales en cas de braconnage et de commerce d’animaux sauvages.

En fait, des produits d’esturgeons capturés à l’état sauvage ont été découverts dans les quatre pays de l’étude, à savoir la Bulgarie, la Roumanie, la Serbie et l’Ukraine. On peut donc en conclure que cette activité illégale, qui va de l’utilisation d’équipements non autorisés pour la pêche au braconnage proprement dit, de la tromperie des consommateurs à la violation de l’étiquetage CITES, des règles d’importation et du commerce illégal de spécimens sauvages, reste un problème urgent dans toute la région du Danube. La survie des espèces d’esturgeons fortement menacées dans la région dépend de contrôles permanents du marché. Elle ne devrait pas être assurée uniquement pour le plaisir des gourmets.

* La rédaction de pg5i a tenu à rajouter cette photo avec légende au texte de Cristiana Scarlatescu; lequel avait trait à l’actualité, en l’occurrence la publication du rapport du WWF-Autriche. Il nous est apparu important de rappeler les conséquences dramatiques sur l’environnement qu’ont eues certaines décisions prises par les autorités soviétiques et ce, de manière arbitraire et sans aucune concertation. 

 

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