« La Russie risque de perdre de la manière la plus terrible »

Fédération de Russie/Ukraine/Biélorussie/Allemagne/France – Grigori Yudin, titulaire d’une maîtrise en sociologie obtenue à l’Ecole Supérieure des Sciences Economiques et Sociales de Moscou, fait partie des rares chercheurs et intellectuels à s’être inquiété du manque d’intérêt et de la faible empathie de la population russe à l’égard du conflit et du peuple ukrainiens. Ce qu’il craint le plus dans l’avenir est l’isolement de son pays sur la scène internationale. Il s’en est expliqué dans le cadre d’une interview publiée sur dekoder dans laquelle il n’hésite pas à assimiler Vladimir Poutine au plus digne des héritiers de Napoléon III. Dans le cadre de cet entretien qu’il a accordé à la journaliste Katerina Gordejewa (kg), G.Yudin aborde par ailleurs le parallèle entre l’Allemagne de la République de Weimar et la Russie actuelle; lequel entache toujours les relations entre Berlin et Moscou. vjp

Les comparaisons entre l’Allemagne de Weimar et la Russie d’aujourd’hui font partie intégrante de la réflexion scientifique sur le système Poutine depuis plus de deux décennies déjà.  Après les défaites respectives de la Première Guerre mondiale et de la Guerre froide, les deux pays ont connu un effondrement du système et des crises économiques et politiques massives. Les hommes politiques et les intellectuels des deux pays ont parlé de crises identitaires collectives, d’humiliations par des ennemis, de l’inadéquation de la démocratie libérale avec la nature de leur peuple. Ils accusaient leurs compatriotes de trahison et de collaboration avec l’ennemi, discréditaient ceux qui ne pensaient pas comme eux, déniaient à d’autres peuples le droit d’exister. La démocratie a échoué et est devenue un gros-mot ici comme là-bas. Ensuite, les deux pays ont connu le récit du phénix renaissant de ses cendres, pour lequel la formule « élévation à partir du genoux » s’est établie en Russie. Enfin, les deux pays ont déclenché une guerre. Les masses – c’est ce qu’on peut lire dans le dernier chapitre de la comparaison avec Weimar – ont acclamé et se sont unies derrière le Führer, Adolf Hitler ou le Leader, Josef Staline. Selon les résultats du sondage de l’institut Levada, plus de 80 pour cent de la population russe est actuellement favorable à la guerre en Ukraine. Denis Volkov, directeur de cet institut de sondage indépendant, a récemment affirmé sur Riddle qu’il n’y avait actuellement guère de raisons de douter de ce chiffre.

Katerina Gordejewa : Considérons les 60 à 70 pour cent – selon les sondages – qui approuvent la guerre. Je sais que vous n’aimez pas qu’on se réfère aux sondages, mais je dois poser la question parce que ces chiffres circulent partout en ce moment. La propagande s’appuie également sur eux. Ces 60 à 70 % ont-ils conscience des conséquences que peuvent avoir leur réponse ? Les sondés comprennent-ils pas la question qu’on leur pose ? Ou que soutiennent-ils exactement ?

Grigori Yudin : Je conseille toujours vivement d’être prudent avec les sondages – en général, mais doublement en Russie, et même de manière décuplée dans les circonstances actuelles. En Russie, la participation est de toute façon toujours faible. En outre, les personnes qui participent aux sondages partent généralement du principe qu’elles parlent directement à l’État. Et les actes de guerre actuels ont contribué à la prudence, toutes les études indépendantes en cours le prouvent : les gens répondent moins volontiers, parlent de leurs craintes ou demandent même directement : « Vais-je être arrêté ? » Nous avons différents instruments pour étudier l’humeur des participants aux sondages, nous voyons ainsi que les personnes qui sont plutôt fermées, introverties, donnent des réponses différentes. Les sondages démontrent en principe toujours ce que le gouvernement russe souhaite voir démontré. Aujourd’hui encore plus qu’auparavant. Je pense qu’au début, les chiffres avaient encore une certaine valeur, mais entre-temps, il serait peut-être préférable de les interdire purement et simplement.

« Le théorie des deux à trois mois »

Ce n’est évidemment pas en notre pouvoir. Et cela pourrait empirer les choses, mais je ne prendrais en aucun cas ces sondages au sérieux.
Quand on me demande en Allemagne : « D’où viennent ces 71% ?« , je réponds : « Quel était donc votre pourcentage en 1939, lorsque l’opération spéciale contre la Pologne a été enclenchée ? » Je ne vois pas de différence flagrante. Il ne faut pas poser de questions idiotes aux gens et ne pas surévaluer les réponses. Mais en dehors de tout ce que je viens de dire, je pense quand même que c’est parce qu’une grande partie de notre société veut simplement continuer à vivre sa vie privée et tranquille et ce,
selon la devise : « qu’une guerre fasse rage ou qu’un raz-de-marée inonde tout… »
Chacun s’interroge : « de toute façon que puis-je faire ? Cela ne me concerne pas. » En Russie circule actuellement ce que j’appelle la « théorie des deux à trois mois« . On entend partout : « encore deux ou trois mois, et tout rentrera dans l’ordre. » Je ne sais pas d’où vient cette absurdité, mais c’est une tentative de se raccrocher à sa propre réalité. En fait, c’est une tentative de continuer à tout nier. C’est ainsi que fonctionne la propagande russe.

KG : Je serais curieuse de savoir pourquoi la propagande n’a pas réussi à convaincre les gens de l’existence de Covid, mais a pu aussi facilement les persuader de l’existence d’une forme de fascisme en Ukraine ?

GY : Pour une raison très simple : le rôle de la propagande n’est pas de te convaincre de quelque chose ou de t’imposer un certain point de vue, mais de te donner une raison de ne rien faire. Elle t’explique pourquoi tu ne dois rien faire. Lorsqu’on expliquait que le Covid existait et qu’il fallait faire quelque chose, elle était impuissante parce que l’homme ne voulait rien faire. Maintenant, on explique pourquoi tout cela est une opération courte, qu’elle se terminera avec succès, qu’il y a une menace immédiate pour la Russie, et que tout cela ne concerne absolument pas les vrais Ukrainiens. En bref, tout va bien. Tout va bien, tout sera bientôt terminé, les dirigeants politiques ont tout sous contrôle. Cela suffit aux gens pour continuer à vivre tranquillement leur vie normale.  Je pense que le problème de la Russie actuelle n’est pas que les Russes approuvent en masse cette agression bestiale contre l’Ukraine.

« Les citoyens russes : des instruments pour  tout et n’importe quoi »

Cela n’existe pas. Il existe des groupes militarisés ce qui est différent. Le problème, c’est que les gens essaient de faire comme si tout cela ne les concernait pas, comme s’ils pouvaient simplement continuer à vivre leur vie privée à laquelle ils se sont habitués et qu’ils ont construite avec beaucoup d’efforts. Nous ne devons pas l’oublier, nombreux Russes vivent toujours actuellement des expériences très difficiles. La vie qu’ils mènent à ce jour, ils l’ont vraiment construite depuis longtemps, à grand renfort d’efforts et d’investissements. Ils y ont tout investi pendant de nombreuses années, c’est pourquoi ils s’accrochent maintenant autant à ce monde. Dans l’ensemble, d’une manière générale, c’est tout à fait compréhensible mais on court le risque de devenir un instrument pour tout et n’importe quoi. Cela me semble être le principal problème de la Russie actuelle. C’est particulièrement évident si l’on compare avec la Biélorussie, car cette guerre atroce dans laquelle nous nous trouvons est une guerre dans laquelle non seulement la Russie et l’Ukraine sont directement impliquées, mais aussi bien sûr la Biélorussie. Mais l’avantage avec les Biélorusses, si l’on peut dire, c’est qu’ils n’essaient pas de faire comme si de rien n’était.

KG : À quoi cela est-il dû ? Au fait que leur vie était encore plus difficile et plus pauvre ?

GY : Je pense que c’est notamment dû au fait qu’il y a eu un moment de solidarité en 2020, dont on a beaucoup parlé, même si cela n’a pas abouti au résultat politique espéré. Mais cela a donné aux Biélorusses quelque chose de plus grand. C’est pourquoi, dans la situation actuelle, ils ne ferment pas les yeux, ne se retirent pas dans la cage de la vie privée. Ils sont certes conscients qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose, mais ils ne font pas comme s’ils n’étaient qu’un instrument et que tout cela ne les concernait pas. Cela constitue, me semble-t-il, un contraste très important. C’était la première partie. La deuxième est liée, me semble-t-il, à la bonne compréhension de ce qui se passe en ce moment. Il ne s’agit évidemment pas d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine. L’idée même est totalement absurde et insensée. Ne serait-ce que parce que la Russie va perdre de la manière la plus terrible qui soit. Elle perdra à l’infini. Ce sera dans tous les cas une défaite catastrophique. Aucun scénario positif n’est envisageable.

KG : Pouvez-vous expliquer cela plus en détail ?

Ce sera une catastrophe pour la Russie à tous les niveaux possibles et imaginables. Cela fait mal de le dire, mais la Russie se déchire ainsi pour toujours avec les deux peuples qui lui sont culturellement les plus proches – les Ukrainiens et les Biélorusses. La Russie perd absolument tous ses proches alliés et amis. Avec qui devrions-nous encore être amis ? Qui sur cette planète peut encore entrer en ligne de compte ? Nous nous engageons dans une solitude éternelle totalement insensée, dans laquelle nous ne voulons en fait absolument pas tomber. Nous n’avons jamais voulu être isolés du monde entier, jamais. Que fait donc la Russie depuis vingt ans ? Elle court après le monde entier en criant : « Nous n’avons pas besoin de vous ! Nous nous débrouillons très bien tout seuls ! » . C’est un comportement névrotique qui nous mène aujourd’hui tout droit à la catastrophe. Je pense que la Russie n’a encore jamais connu une telle situation.

KG : Faites-vous partie de ces gens qui superposent les pages de l’histoire et qui voient des parallèles avec la fin des années 1920 et le début des années 1930 en Russie ?

GY :,Oh,oui, je vois de très nombreux parallèles, non pas avec l’histoire russe, mais avec l’histoire allemande.

KG : C’est-à-dire ?

OGY : Nous nous trouvons dans une situation qui, à bien des égards, rappelle les années 1920 et 1930 en Allemagne. Il y a essentiellement deux films historiques : le régime de Napoléon III en France de 1848 à 1870 et ce qui s’est passé en Allemagne après la Première Guerre mondiale. Dans les deux cas, nous assistons à l’introduction abrupte d’un droit de vote qui ne laisse finalement aux masses que l’option d’élire un dirigeant fort qui possède de facto les pouvoirs d’un monarque. En d’autres termes, une monarchie démocratiquement élue, une monarchie bénéficiant de la faveur des masses. C’est exactement ce qu’a appelé Napoléon III. Il a été élu président de tout le peuple, le premier président français : « Je suis un empereur qui organise régulièrement des référendums ». Et qu’est-ce que j’obtiens en échange ? J’obtiens la garantie que …

KG : « que tout le monde m’aime ! »

« Les Français voulaient un nouveau Napoléon même si ce n’était pas le même »

GY : Exactement. Oui, le peuple est derrière moi, et qu’est-ce que j’en fais ? Je le montre aux élites, je le montre à la bureaucratie, je le montre au peuple, je lui dis qui détient le vrai pouvoir. Le monarque s’élève alors au-dessus de tout le système. Mais la deuxième chose importante est la défaite historique. Il en résulte du ressentiment, du revanchisme, de l’offense et de la colère. C’est ce qui s’est passé en France, les gens se sont parfaitement souvenus des guerres napoléoniennes, et ils ont à nouveau élu un Napoléon. Les gens voulaient un nouveau Napoléon, même si ce n’était pas le même. Cela s’est bien sûr produit en Allemagne avec la légende répandue du coup de poignard dans le dos et la défaite de la Première Guerre mondiale (ndlr : due, selon cette légende, à des ennemis intérieurs). Et maintenant, nous observons cela en Russie, où la douleur de la défaite de la guerre froide est très profonde, comme on le voit maintenant. Tous ces régimes avaient à un moment donné trouvé un modèle économique pour eux-mêmes, qui était relativement réussi.

KG : Vous insinuez que la Russie donc l’URSS a perdu la guerre froide ?

GY :Je ne parle pas seulement de cela, il serait tout de même étrange de ne pas remarquer que ce cadre a été imposé à un moment donné. Disons que la fin de la guerre froide avait un élément éducatif. Il y avait une doctrine de la modernisation qui impliquait qu’il y avait une seule bonne voie de développement et que les pays qui s’en écartaient devaient aller sur les bancs de l’école pour que les enseignants de l’Ouest leur expliquent comment il fallait faire. Ils ont donc été sermonnés. Et ce, avec des intentions tout à fait sincères, parce qu’on voulait qu’ils apprennent enfin, qu’ils sortent de leur enfance et qu’ils construisent la même chose que tout le monde, parce qu’en réalité, il n’y a qu’une seule bonne voie. Dans n’importe quel pays, ce genre de choses fait que l’on se sent traité comme un mineur. Et encore plus dans un pays aussi vaste et puissant que la Russie. Cela crée immédiatement un sentiment d’humiliation. Ce que Poutine a fait ensuite, c’est attiser ce sentiment à l’infini. Ce sentiment n’était pas totalement infondé, mais il s’agit désormais d’une émotion qui brûle toute la Russie. De ce point de vue, il y a bien sûr de nombreux parallèles avec la France du milieu du XIXe siècle et l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. Et les régimes plébiscitaires qui ont vu le jour là-bas ont à chaque fois fait la même chose : ils ont détruit la politique intérieure. C’est-à-dire qu’ils excluaient déjà l’idée d’une opposition. L’opposition en tant que grandeur qui existe dans le même pays, qui veut sincèrement le meilleur pour ce pays et qui se distingue radicalement de ses propres convictions. Cette idée est fondamentalement éloignée d’eux, car cela détruit à leurs yeux l’unité. Il ne peut tout simplement pas y avoir d’opposition. Et comme il ne peut y avoir d’opposition, toute hostilité politique est externalisée, c’est-à-dire qu’elle est tout simplement déclarée comme une confrontation extérieure. Il ne peut y avoir d’opposition, il n’y a donc que des traîtres et des ennemis intérieurs. Il ne peut pas y avoir de relations de partenariat avec d’autres pays, mais seulement la guerre sous une forme ou une autre. Tous ces régimes ont connu la même fin. Ils ont massivement surestimé la menace extérieure. Ils se sont imaginés un danger là où il n’y en avait pas. Ils ont perdu la capacité de nouer des alliances avec d’autres États. Et ils ont tous travaillé avec zèle à la création d’une puissante alliance militaire et économique contre eux. A une vitesse énorme, ils ont dressé contre eux pays après pays, unifié des Etats aux intérêts en fait très différents. Puis ils se sont heurtés à un mur de béton en se lançant dans des campagnes militaires désastreuses qui ont fait d’immenses victimes.

 

 

 

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