Ukraine: ce pays méconnu et troublant

Ukraine/Allemagne – Si les femmes et hommes écrivains d’Europe Centrale et Orientale sont généralement peu connus voire totalement absents dans les bibliothèques et librairies françaises, en revanche leurs œuvres foisonnent dans les milieux littéraires allemands où ils sont autant appréciés que les auteurs occidentaux. Régulièrement, la Foire Internationale du Livre de Francfort-sur-le Main mais aussi, naturellement et historiquement celle de Leipzig, les accueillent les bras ouverts, parce tous jettent un regard différent sur le monde qui nous entoure.

Christoph Brumme, un Allemand d’adoption ukrainienne

 

Des centaines d’auteurs méconnus

Dans ces pays là, les forces économique, géographique et démographique ne joue aucun rôle. Ils peuvent avoir une superficie inférieure à celle d’une région française ou d’un land allemand, voir leur population chuter de 20 à 30% en deux décennies ou se classer aux derniers rangs des nations les plus riches, parfois derrière ceux les plus pauvres du continent africain, ils survivent malgré les tourments géopolitiques. L’écriture a la force que d’autres formes artistiques n’ont pas, celle de pouvoir s’épanouir en toutes circonstances. Lorsqu’en 2018, la Foire de Francfort a choisi la Géorgie comme invité d’honneur, les 10.000 journalistes et critiques littéraires accrédités mais aussi les quelque 350.000 visiteurs, ont pu découvrir les oeuvres traduites en allemand de 157 écrivains, dont 72 ont honoré le stand géorgien de leur présence. Ce pays du Caucase, dont Alexandre Dumas fut l’un des plus fervents admirateurs et qui n’a connu, de sa création à sa libération du joug soviétique que trois années de réelle indépendance entre 1918 et 1921, fait partie de ces territoires tellement riches historiquement que tout le monde y perd son latin et personne ne s’hasarde à les découvrir. L’Europe Centrale et Orientale regorge de peuples, mathématiquement « insignifiants » mais grandioses humainement parce que leur passé constitué d’annexions, de guerres et de révolutions à répétition a voulu qu’il en soit ainsi.

1110 raisons d’aimer l’Europe Centrale
Parmi les éditeurs qui s’intéressent à ces contrées injustement oubliées où on communique par le truchement de langues peu usitées, la société Schwarzkopf & Schwarzkopf, implantée à Berlin, occupe une place particulière car elle est à l’origine d’un programme éditorial qui sort des presses sous le titre générique « 111 raisons d’aimer… ». Après avoir publié « 111 raisons d’aimer l’Albanie » puis l’Arménie, la Bulgarie, la Géorgie, la Pologne, la République Tchèque, la Russie, la Slovaquie et la Turquie, l’éditeur vient de publier son dixième volume consacré à l’Ukraine. A l’instar des neuf premiers titres, il n’a pas dérogé à la règle et confié la rédaction de « 111 Gründe, die Ukraine zu lieben » à un journaliste-écrivain-essayiste, Christoph Brumme, né il y a 58 ans à Wernigerode dans l’ex-République Démocratique . L’auteur est tombé amoureux d’une Ukrainienne qu’il a épousée au printemps 2016. Mais quand on attend l’âge mûr pour s’engager pour toujours, les années de vie commune comptent double voire triple. Il faut par conséquent faire attention où on met les pieds. Et c’est ainsi qu’avant de tenir mille et une promesses à Katerina, sa nouvelle élue, il a voulu se plonger dans cette Ukraine profonde, dont on ne parle que lorsqu’elle est partiellement annexée ou victime de catastrophes nucléaires, ce qui n’est pas forcément le meilleur moyen de se faire aimer. Il a alors mis à profit sa profession de journaliste indépendant, une des seules à pouvoir être exercée où et quand bon vous semble avec les moyens du bord, pour parcourir à bicyclette de long, en large et en travers ce pays troublant et insolite qu’est l’Ukraine. Du nord au sud, d’est en ouest, du nord-ouest au sud-est ainsi que du sud-ouest au nord-est, il a avalé plus de 30.000 kilomètres, soit six fois le Tour de France.

Le porc, animal vénéré par les Ukrainiens et présent dans toutes les festivités

Grâce à ce parcours de combattant pacifique, il n’a pas eu de mal à trouver les 111 raisons imposées implicitement par son éditeur. A la fin de son périple, Christoph Brumme n’a eu d’autre choix que de demander la main de Katerina et tout laisse présager que leur amour sera éternel, parce que l’Ukraine, quoiqu’il arrive va le demeurer. En trois cents pages, il nous décrit ce qu’il voit mais aussi et surtout ce qu’il entend. Il a découvert tout et n’importe quoi, rencontré des personnes de toutes origines et laissé des mineurs, des musiciens, des ouvriers ou des paysans de toutes religions et toutes pensées politiques confondues lui servir de guides. Il a dialogué avec ses séparatistes, des antirusses, des prorusses, des Européens convaincus et des Ukrainiens déçus par l’Europe, des pauvres devenus immensément riches et des moyennement riches qui se sont terriblement appauvris. Le livre « 111 raisons d’aimer l’Ukraine » est un condensé d’espoir et de détresse, de bonheur et de tragédie, de réalisme et d’utopie, de mensonge et de vérité, d’intégrité et d’imposture, bref, l’Ukraine est le pays des 111 paradoxes où seulement 245 jours par an sont ouvrés parce que tout est prétexte à la fête. Au lard, au pain, au lait, au fromage et à presque tout ce qu’on mange, est dédié un jour consacré à boire, manger, danser, s’émoustiller ou se quereller. Christoph Brumme, à l’instar des autres auteurs, nous offre un portait atypique d’un pays comparable à aucun autre, un pays où on oublie les injustices en instaurant une philosophie fondée sur l’humour, la fête et les traditions séculaires. Un pays où le cochon est vénéré parce que dans le cochon tout se mange, de l’oreille à la queue en tire-bouchon. Lire « 111 raisons d’aimer l’Ukraine », c’est se plonger dans un monde dont on ne peut s’imaginer qu’il puisse exister. Et, pourtant, il existe et il est désormais prouver qu’on peut vivre heureux dans des contrées frappées par leur destin. Mais cet ouvrage est aussi salutaire, car l’auteur, féru d’histoire, ponctue les « 111 raisons de visiter l’Ukraine » d’anecdotes qui en disent long sur la mentalité ukrainienne fondée sur la convivialité, l’hospitalité et la solidarité. Ce livre qui se lit comme un roman est par ailleurs truffé de références historiques mettant à mal nombre d’idées préconçues. Le chapitre consacré aux cosaques est à ce titre riche d’enseignements car il permet de mieux comprendre le malentendu russo-ukrainien dans le sens où cette communauté influente était déjà divisée au 18ième siècle. Alors que le cosaque russe se soumettait aux volontés des tsars, le cosaque ukrainien travaillait sur ce que les historiens considèrent comme les prémices de la démocratie, car c’est en Ukraine, grâce à des cosaques avides d’autonomie qu’est née, en 1710, soit 76 ans avant les Etats-Unis et 79 ans avant la Révolution Française, la première constitution, dont certains articles étaient tellement prémonitoires qu’ils ont inspiré les manifestants de la révolution orange de 2004 et dix ans plus tard de l’Euromaïdan. Mais, sur les 111 mini-chapitres que compte le livre, c’est celui consacré à la Crimée et plus particulièrement Odessa, qui est le plus passionnant. La capitale d’Odesska, la plus grande des 24 régions que compte le pays, est à la Russie ce que New-York est aux Etats-Unis, une ville de brassage d’ethnies représentées au milieu du 19ième majoritairement par deux communautés, l’italienne et la juive, qui s’arrogeaient chacune et à part égale plus de 60% de la population. Odessa a inspiré autant les compositeurs d’opéra que les romanciers et dramaturges qui, à l’instar de Bertolt Brecht, Gogol ou Dostoïevski, y ont inventé les personnages les plus énigmatiques. Odessa a toujours été la ville des malfrats, des criminels et demeure toujours la cité la plus corrompue mais également la plus visitée d’Ukraine car le mystère y est tellement bien entretenu que les touristes en sont épargnés. Repaire de malversations, elle est aussi un lieu de résistance et de dissidence et c’est grâce à ses 2.500 kilomètres de catacombes qu’ont été épargnés des milliers d’Ukrainiens des rafles programmées par les nationaux-socialistes pendant la seconde guerre mondiale. Christoph Grumme rappelle que la Crimée et sa capitale ont été pendant plus de trois siècles propriété de la Turquie qui n’a jamais cherché à les annexer de nouveau. A lire cet ouvrage qui éclaire le paysage ukrainien, on s’interroge à savoir, pour quoi des pays occidentaux sont allés se mêler d’un conflit qui ne les concernait pas et qui n’est que le fruit d’une histoire commune à deux pays qui sont économiquement, politiquement et socialement indissociables, tout comme l’étaient la France et l’Allemagne avant que l’Alsace et la Lorraine soient annexées par Berlin. Les ouvrages édités par Schwarzkopf & Schwarzkopf ne sont, hélas, pas traduits en français, ce qui est fort dommage, car cela permettrait de jeter un regard lucide sur des pays, sans lesquels l’Europe ne serait pas vraiment l’Europe. Vital-Joseph Philibert

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