Crimée : grâce au Covid, pourrait-elle redevenir ukrainienne ?

Ukraine/Russie/Europe Centrale/UE – C’est la question que se posent de plus en plus d’observateurs dont l’un des plus écoutés est Andreas Umland, docteur en philosophie et spécialiste de l’Europe Centrale et Orientale. Sa série d’ouvrages « Soviet and Post-Soviet Politics and Society » qu’il a publiée chez l’éditeur Ibidem (Stuttgart) en qualité d’expert auprès de l’Institut Ukrainien de Kiev, font de lui un commentateur éclairé des relations entre la Russie et l’Ukraine sur le sujet le plus sensible qui oppose les deux pays, en l’occurrence l’annexion de la Crimée. Une offensive russe que le président Vladimir Poutine légitime en l’assimilant à la réunification de l’Allemagne. Selon Andreas Umland, ces deux événements ne soutiennent pas la comparaison. Il en a expliqué les raisons dans une tribune publiée récemment par le magazine « Focus » que la plateforme d’informations indépendantes de langue allemande « ukraine-nachrichten » a jugé utile de relayer.

Un mythe tronqué par la réalité

Tracé du pont reliant la Russie à la Crimée

Selon Andreas Umland l’appartenance de la Crimée à la Russie est « un mythe car elle n’est pas profondément enracinée dans l’histoire russe. Dans ce contexte, les Russes seront de moins en moins disposés à dépenser leurs maigres ressources financières pour subventionner cette péninsule isolée, alors qu’ils subissent de plus en plus les effets de la crise sanitaire ». Parce que plus de 65% des habitants de la péninsule sont russes ou d’origine russe et qu’ils parlent la langue de Tolstoï, l’annexion n’a pas été ressentie par une majorité de Russes comme une agression mais plutôt comme un retour à la normale, à cette époque où la « perle de la Mer Noire » leur appartenait c’est-à-dire avant que Nikita Khrouchtchev l’offre à la République Soviétique d’Ukraine. A l’instar de toutes les régions dont la situation géographique est un facteur d’expansion, la Crimée a suscité les convoitises de son voisin le plus puissant et s’il fallait oser une comparaison historique, la référence à l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne en 1870 serait plus appropriée qu’elle ne l’est avec la réunification allemande En incorporant la Crimée à son territoire, « le Kremlin a sous-estimé les dépenses liées à cette expansion » constate A.Umland avant d’ajouter que « les deux retrouvailles sont de nature très différente dans leurs causes, leur processus et leurs significations. Ni la Crimée ne peut être comparée à la République Démocratique Allemande, ni la Russie actuelle avec la République Fédérale de 1990.

Le prix fort pour une annexion hasardeuse

Un ouvrage de 225 milliards de dollars US dans un pays parmi les plus pauvres d’Europe

Par rapport à la Fédération de Russie, la Crimée est considérablement plus petite que ne l’était la RDA par rapport à la République Fédérale d’Allemagne » (*). Poursuivant sa comparaison, l’auteur de la tribune rappelle que « l’intégration économique et sociale de nouvelles régions est une entreprise coûteuse comme les Allemands s’en sont aperçus au cours des trente dernières années». On peut naturellement s’interroger « à savoir si la nation russe continuera à être disposée à payer le prix fort pour l’expansion territoriale audacieuse de son Etat». A plusieurs reprises, Andreas Umland insiste sur le contexte historique et rappelle que « les liens de l’actuelle Russie avec la Crimée conquise par Catherine II en 1783 ne sont que très faibles. De 1802 à 1917, la Crimée était administrée par la Tauride (**) qui la reliait à l’actuelle Ukraine continentale du sud. » Pour illustrer son propos, il évoque l’artiste de Crimée le plus connu, en l’occurrence le peintre de marines d’origine arménienne Hovhannes Aivasjan, né en 1817, décédé en 1900 dont le nom a été russifié en Ivan Aivasovsky (***). Il avait émigré avec sa famille de la Galicie de Pologne orientale pour s’installer dans ce qui est aujourd’hui la Galicie d’Ukraine occidentale. Des porteurs de destin comparable à celui de cet artiste mondialement renommé, la Crimée en a connu des milliers en provenance du Caucase, de Turquie, de Grèce ou de Moldavie pour ne citer que les ethnies les plus représentées. La Crimée est en réalité une région qui n’appartient à personne car elle a accueilli tout le monde et si la Russie a pris le dessus c’est tout simplement parce qu’elle était la plus puissante. « Le plus grand groupe ethnique de la péninsule de la Mer Noire ont été à l’origine des Tatars musulmans et au 19ième siècle les Russes étaient de nouveaux venus qui constituait une minorité relative . Ils n’ont été majoritaires qu’en 1944 à la suite du nettoyage ethnique de Staline » insiste A.Umland qui, cette parenthèse culturelle et historique fermée, revient sur le parallèle avec la réunification allemande. « L’est et l’ouest de l’Allemagne ont été et sont restés unis des siècles sur le plan politique et démographique, en partie en raison des liens étroits qui existaient entre la RFA et Berlin-Ouest. L’infrastructure de l’Allemagne de l’Est et de l’Ouest était déjà partiellement intégrée avant 1990, ce qui n’est pas le cas de la Russie qui n’a réussi à établir un lien physique avec la Crimée qu’en 2018-2019 et l’achèvement du pont de Kretch ».

La nouvelle ombre de Staline

Une ville non confinée mais purgée par Staline (Scène du film d’A.Holland)

Mais cet ouvrage ne suffira pas à amortir les vingt milliards de dollars US injectés dans la péninsule depuis 2014 car « le tourisme et les investissements ukrainiens et étrangers se sont effondrés. Ces pertes n’ont été que partiellement compensées par les touristes et les investisseurs russes et si l’économie russe entre en récession, les problèmes économiques de la Crimée seront de plus en plus visibles ». Mais le Kremlin, en plus de la crise sanitaire, va devoir composer avec un défi de taille en l’occurrence l’approvisionnement en eau du territoire annexé. En réaction à la fermeture du canal de Crimée du Nord reliant le Dniepr à la province et décrété par le gouvernement en fonction à Kiev, les dirigeants de la Crimée imposés par Moscou ont dû s’engager « sur de grands projets de conversion des eaux salines de la mer Noire mais bien qu’il existe aujourd’hui toute une gamme de technologies de dessalement à usage industriel, la Russie n’a pas fait grand-chose au cours des six dernières années. » La pandémie est venue rajouter une strate à une économie russe déjà fragilisée par les sanctions exercées à son encontre par les occidentaux, la chute des prix de l’énergie, les engagements militaires au Moyen-Orient et les défauts des structures industrielles. En ce qui concerne la crise ukrainienne, les puissances occidentales et plus particulièrement la France et l’Allemagne portent une lourde responsabilité sur les conséquences qu’elle a eues sur la société civile. En sanctionnant économiquement la Fédération de Russie, elles ont appauvri les populations. Les Ukrainiens et les habitants de Crimée revivent indirectement dans « L’ombre de Staline » pour reprendre le titre du merveilleux film d’Agniezka Holland. La pandémie ne va pas les faire mourir de faim mais elle va contribuer à ce qu’ils nous quittent plus vite. Les sanctions, en freinant leur développement, les privent toujours de structures sanitaires nécessaires à leur survie. « Une évaluation réaliste des développements futurs et probables au sein de la Fédération de Russie et des problèmes d’infrastructure persistants en Crimée prédit déjà que la conquête jadis populaire de la perle de la mer Noire par le Kremlin n’est qu’un phénomène temporaire » analyse Andreas Umland avant de poursuivre « les diplomates et hommes politiques européens devraient déjà se préparer à un autre changement majeur dans la géopolitique de l’Europe Orientale, dès que Poutine aura quitté la scène politique. » Etant donné que Vladimir Poutine s’est organisé pour rester le plus longtemps possible aux manettes du pouvoir, ces diplomates et hommes politiques auront le temps nécessaire pour se préparer à la relève. La Conférence de Yalta avait été organisée à la hâte par deux blocs revendiquant la victoire sur le national-socialisme. Avec la pandémie, le donne va changer car il n’y aura ni vainqueur, ni vaincu et le moment sera venu de partager le monde de manière encore plus inédite que ne l’a été le virus. (Source : ukraine-nachrichten / Adaptation en français : pg5i/vjp) – Nombre de mots : 1.544

 

(*) La superficie et la population de la RDA s’élevaient à 106.000 kilomètres carrés et 10,8 millions d’habitants lors de la réunification. La Crimée ne comptait que 2,3 millions d’habitants sur 26.000 kilomètres carrés lors de son annexion.

(**) Le gouvernement de la Tauride, initié par la tsarine Catherine II, avait pour mission d’organiser les nombreuses communautés vivant sur la péninsule constituées de Grecs, de Bulgares, d’Allemands , de Tatars musulmans d’origine turque et de juifs provenant essentiellement de Pologne. Cette dernière communauté a été la plus persécutée par Staline, par Hitler puis de nouveau par le « petit père du peuple » après la seconde guerre mondiale. Le réalisateur Norman Jewison est l’un des seuls à s’être intéressé à cette communauté grâce à son film « Le violon sur le toit » réalisé en 1971 avec Chaim Topol dans le rôle principal (notre photo).

(***) Un musée n’est pas un grand musée s’il ne possède pas au moins une œuvre du prolifique  Iwan Aiwasowskij, célèbre peintre naturaliste fasciné par les couleurs et mouvements de la mer et des océans. On lui doit aussi des œuvres monumentales illustrant des batailles navales. Décédé en 1900 à 83 ans, un âge très avancé pour l’époque, il a pu léguer des centaines d’œuvres qui ont fait de lui un maître incontesté des marines

 

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